« Un signe des Temps : Pathologie du Roman Policier », par Marcel Brion, fut publié dans Sept, l'hebdomadaire du temps présent, n°3 du 17 mars 1934.
Le roman policier occupe, aujourd'hui, une si grande place dans l'activité éditoriale — je ne dis pas dans la littérature — qu'il nous est impossible de passer sous silence un « genre » qui compte actuellement le plus grand nombre de lecteurs, et les plus fervents. Il a toujours connu, dans les pays anglo-saxons, une extraordinaire faveur ; l'Allemagne ne le dédaigne pas, encore que sa production nationale reste, à cet égard, beaucoup moins abondante que celle des autres pays, et l'Italie dévore, volontiers, ces libri gialli qui, quoique ne paraissant pas tous sous la couverture jaune grâce à laquelle une collection populaire les a rendus célèbres, connaissent une faveur considérable. Pour ne parler que de la France, il suffit de jeter un coup d’œil sur les vitrines de libraires et les kiosques à journaux pour constater que notre pays s'efforce d'égaler, sinon en qualité, du moins en quantité, la production policière de l'Angleterre ou des États-Unis.
Un Fléau Social
Le fait que le roman policier est devenu la lecture presque exclusive d'un vaste public nous impose le devoir de l'étudier désormais non comme un phénomène purement esthétique ou littéraire, mais surtout comme un événement moral et social dont la portée est immense. Étudier le processus par lequel l'état des consciences est devenu tel que les imaginations de gens souvent cultivés et distingués se régalent d'aventures dont le crime forme la base et la substance, équivaudrait à dénoncer le plus grave des maux dont souffre notre société. Ce n'est pas le moindre signe du déséquilibre profond des États et des individus, que ce goût si général pour une littérature essentiellement malsaine. Considéré sous l'angle de la psychanalyse, le roman policier apparaît comme la meilleure preuve, peut-être, de cet affaiblissement du sens des valeurs que nous observons aujourd’hui dans tous les domaines, et dans les valeurs éthiques tout autant que dans les valeurs esthétiques.
Ce foisonnement du roman policier, qui est une manifestation de l'après-guerre, principalement, car les Sherlock Holmes et les Nick Carter de notre enfance n'avaient pas pris la place qu'occupent maintenant les histoires de crimes, peut être regardé à bon droit comme une conséquence de la guerre, de ce mépris de la vie humaine dans lequel toutes les nations européennes ont vécu pendant cinq ans. Il atteste, en tout cas, un endurcissement, un aveuglement moral, une absence de réflexes éthiques élémentaires, dont le psychologue peut s'effrayer. Sans aller jusqu'à dénoncer comme un phénomène de refoulement et de compensation, la lecture des romans policiers et la passion pour les faits divers qu'on trouve chez les lecteurs de journaux, il est incontestable que cette sorte de lecture satisfait chez l'homme les plus bas et les plus dangereux instincts.
Le Crime normal
La conséquence la plus grave, dans le livre comme dans le journal, est de présenter le crime non plus comme une exception abominable, mais comme un phénomène quotidien, un événement banal, — pour un peu on dirait normal. Je ne parle pas de cette espèce de faux romantisme qui s'attache aux assassins, et que la moindre expérience du métier d'avocat ou de magistrat a vite réduit à néant : cela était vrai au siècle dernier, où le meurtrier faisait figure de héros dans les complaintes populaires. Il est plus inquiétant, maintenant, de remarquer que cette douteuse auréole a fait place à une situation qui ne classe plus l'assassin, dans la mentalité du public, parmi les outlaws, les sombres désespérés ou les pittoresques aventuriers, mais, au contraire, dans cette catégorie de gens que nous rencontrons partout et qui peuvent tous être des assassins.
De tous les méfaits causés par le roman policier, celui-là est le plus redoutable, et je dirai sans paradoxe que plus un roman policier est bien fait, plus il est dangereux.
Brutalité Bestiale...
Les livres que je classerais dans la première catégorie, la plus basse et la plus vulgaire, sont ceux où domine le fait même du crime. La brutalité bestiale et naïve qui y règne est celle qui appelle, certes, le plus nombreux public. Elle spécule sur les émotions primitives, sur le choc sensuel du geste criminel, de la vue du cadavre, de l'objet du meurtre. Elle respire l'atmosphère de la cour d'assises, et tout son romanesque bruyant et facile. De hideuses illustrations avec beaucoup de taches de sang accentuent cet ébranlement grossier des sens et des nerfs. Ces livres sont mauvais en ce qu'ils familiarisent leurs lecteurs avec l'image du crime et éveillent chez les plus vulgaires d'ignobles réflexes de sympathie.
...ou subtile partie d'échecs
Mais si nous quittons cette catégorie qui n'appartient pas à la littérature, pour atteindre l'aristocratie du roman policier celui qui peut plaire aux délicats, par l'intelligence qui s'y déploie, nous rencontrons alors les ouvrages de ces « spécialistes » qui sont passés maîtres dans un genre difficile. Autant la première catégorie repoussait les lecteurs raffinés, autant ceux-ci peuvent découvrir de séduction dans des récits qui (par rapport au « genre » toujours) méritent d'être regardés comme des chefs d’œuvre.
Je songe, en écrivant cela, à certains livres de Van Dine, de Dashill [sic] Hammet, de Wallace, même, dans lesquels on rencontre une manière de génie participant de l'esprit mathématique et de l'esprit de finesse.
Dans ces livres, le fait même du crime passe à l'arrière-plan. Ce n'est qu'un point de départ, et on pourrait vite l'oublier tant on est attiré, alors, par le travail de découverte qui doit aboutir à l'arrestation de l'assassin. La lutte entre le policier et le criminel se réduit, dans ce cas, à une série d'opérations presque abstraites qui relèvent davantage de la partie d'échecs ou du « kriegspiel » que de l'investigation judiciaire proprement dite. Il n'y a plus rien de vulgaire ni de bestial dans ce duel entre deux forces intelligentes, celles du meurtrier et du détective. On oublie le but, qui est la corde ou le fauteuil électrique, comme si la partie finie, le résultat se marquait par une victoire abstraite et conventionnelle. Le raffinement intellectuel et l'art dépenses dans ce genre de romans sont d'un jeu délicat, minutieux et précis, si bien que le point de départ criminel apparaît comme accessoire et presque superflu...
Le Crime pour tous
Mais les prestiges sur lesquels se fonde cet art, dont la qualité esthétique souvent est incontestable, offrent aussi leurs dangers. Le plus redoutable est celui de nous inviter à chercher le criminel parmi les gens où nous ne penserions jamais le découvrir. Les romans policiers de la première catégorie, grossiers, vulgaires et brutaux, maintiennent d'ordinaire leurs lecteurs dans la sphère habituelle des faits divers ; ceux de la seconde catégorie, au contraire, rivalisent d'adresse et d'ingéniosité dans l'invention de crimes mystérieux et compliqués dont les auteurs ne peuvent être que des hommes remarquablement intelligents, armés de méthodes cartésiennes, des mathématiciens, de profonds psychologues, etc... De ce changement de milieu résulte la conséquence que, transportés du monde du fait dans celui de l'intelligence, nous y trouvons les mêmes passions, rendues plus coupables par la perversité de l'esprit, parfois même la « gratuité » du crime.
Faisant alors du crime, non plus l'acte brutal de l'instinct ou des plus bas appétits, mais une sorte de jeu sinistre, présenté quelquefois comme le divertissement d'un homme de génie, ces écrivains nous offrent une image terriblement décevante de la société. Leur virtuosité consiste précisément à nous montrer, autour du cadavre, un certain nombre de personnages, parmi lesquels ne figurent point les types habituels d'assassins ou les mobiles courants du meurtre, et qui sont tous capables d'avoir commis le crime. La question qui se pose alors n'est plus la recherche matérielle du crime, mais sa détection psychologique et morale, en quelque sorte. Cela, on le comprend, est beaucoup plus intéressant que de voir passer les menottes à une brute récidiviste, mais beaucoup plus affligeant aussi, car la présence de tous ces criminels en puissance, virtuels, en dit long sur l'état moral de la société actuelle.
« Quelque chose de pourri dans le Royaume de Danemark »
De ce que ces livres se distinguent, les uns par une bestialité violente et simpliste, les autres par un raffinement pervers et morbide, nous pouvons conclure que les uns et les autres participent également de cet état pathologique qui a favorisé le foisonnement du roman policier. État pathologique de la sensibilité, qui ne répugne plus désormais aux plus ignobles spectacles ; état pathologique de la conscience, prête à accueillir derrière son masque d'intelligence et d'art, une conception profondément affligeante de la société et de l'individu.
De ce que, dans de telles circonstances, le roman policier a pris le développement qu'on sait — comme s'il répondait à une demande instinctive et inconsciente des lecteurs, lecteurs de toutes les classes sociales et intellectuelles — on doit tirer comme leçon qu'il y a vraiment « quelque chose de pourri dans le royaume de Danemark » et l'extraordinaire faveur dont jouissent ces livres atteste une de ces nombreuses fissures qui ont entraîné la décomposition du « monde cassé », pour reprendre la belle image de M. Gabriel Marcel.
Marcel BRION
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