L' A. D. G. E. A. de Max Villeneuve, extrait de Almanach du Rire et de Fantasio 1913.
Un homme râpé, mais chevelu, avait insisté d'étrange façon pour forcer mon seuil.
Comme il affirmait avoir à me dire des choses considérables, Rose, ma vieille bonne, n'avait pas osé l'éconduire et je l'entendais arpenter mon salon avec une agitation fébrile.
Peut-être était-ce quelque inventeur, en quête de fonds pour un appareil, plus merveilleux naturellement que tous les autres. Ces gens ont toutes les audaces.
Dès que je parus, cependant défiant, son bras eut un geste large de cordialité.
— « Voilà, exposa-t-il, tout de suite ; je suis le fondateur de l'A. D. G. E. A. »
Ces cinq lettres, demeuraient vagues pour moi.
L'inconnu comprit mon indécision et il daigna préciser :
— L'A. D. G. E. A., dont je tire une juste fierté, en attendant une juste gloire, est de création toute nouvelle. Vous sachant intéressé par tous les problèmes de l'air, je suis venu vous exposer les raisons de ce groupement.
Cet homme avait l'air doux et par-dessus le marché, l'air enthousiaste, — autant de raisons d'être digne d'estime, quand on a des habits râpés.
Je lui offris donc un siège et même un cigare dans le but de m'éclairer un peu sur le compte de l'A. D. G. E. A.
Il expliqua :
— Cela veut dire : « Association pour le développement des grandes émotions aériennes. »
Puis il ajouta avec volubilité :
— « Savez-vous ce que c'est monsieur, que les grandes émotions aériennes ? Vous souriez. J'en étais sûr. Vous croyez que je fais allusion au frisson que peut causer le danger de se casser le cou, ou à l'émerveillement de voir de là-haut de grandioses spectacles, la terre qui fuit, la mer qui monte, le soleil qui flamboie, ou encore la crainte de l'attaque d'un aigle ! Banales émotions, monsieur, indignes de moi, indignes du puissant cerveau qu'est le mien, admirateur passionné de tout ce qui touche à la vie dans le haut des airs, mais surtout dans ce qu'elle a de noble et en même temps d'humain.
« Car, j'ose le dire, l'A. D. G. E. A., telle que je l'ai conçue, est un lien, un lien magique, entre la poésie de l'âme et celle du ciel, dans ce que l'une et l'autre peuvent avoir d'intime et de profond. Vous ne comprenez toujours pas... Attendez un peu. Je ne suis pas fou ; je suis simplement un brave homme qui cherche des capitaux pour une entreprise admirable, digne de passionner les grands cœurs. Or, vous êtes un grand cœur ! Votre bonne me l'a du moins assuré... »
Mieux valait prendre cette aventure avec calme, quelque imprévue qu'elle était.
Je tendis du feu à cet homme, afin qu'il allumât son cigare. Il poursuivit :
— « Que devons-nous chercher, monsieur, dans l'aérostation. Je vous le demande en vérité. Vous conviendrez vite avec moi que ce n'est pas un moyen de transport vraiment pratique. Les autos, les express et les navires sont là, infiniment plus accommodants. Ce n'est pas non plus un sport d'agrément. Rien n'est plus nuisible à la santé : le cœur suffoque, les oreilles bourdonnent, les pieds sont gelés. La modification de la pression atmosphérique cause en nous un tas de petites surprises, en réalité fort désagréables.
« Ce qu'il faut chercher, monsieur, ce sont de grandes émotions, des émotions de l'âme qui a bien le droit d'avoir, elle aussi, sa part dans ces ascensions.
« Et mon but à moi, justement, est d'être l'intermédiaire discret qui ménage aux gens, qui leur organise un certain nombre de ces émotions que je me permettrai de qualifier d'ordre « sentimental » ou « psychologique ». Je vais vous donner des exemples, car vous ne paraissez toujours pas comprendre :
« Il n'y a pas une heure, je faisais mes offres de services à M. Paul Mounet, de la Comédie-Française. M. Paul Mounet est un homme très bien, qui dit le vers avec ampleur et sonorité. Je lui proposais de lui préparer une petite ascension en ballon libre, à deux mille mètres pour lui donner la joie supérieure, la joie unique, la joie immense, de déclamer au-dessus des nuages.
« C'était tentant ! n'est-ce pas vrai ? Être seul à dire des vers, dans la nue ! Car moi, dans la circonstance, je ne compte pas ; on ne me voit même pas. J'ai une petite nacelle complémentaire, qu'on peut ignorer, pour la conduite du ballon.
« M. Paul Mounet m'a flanqué à la porte avec des mots pleins de fracas. Il était sans doute énervé. Mais j'ai laissé mon prospectus sur un guéridon. Il y reviendra.
« Tout à l'heure, j'irai chez M. Maurice Rostand, un aimable jeune homme à ce qu'on m'a dit. Je lui proposerai de l'emmener dans les cieux, très haut, pour apostropher le soleil. S'il avait l'intention d'emmener des amis, afin de l'écouter, je ferais disposer au-dessous de lui, isolée bien entendu, une nacelle spéciale pour les spectateurs. Et ce serait une apothéose. Je traite, d'ailleurs à forfait.
« Que penseriez-vous aussi, monsieur d'un petit duo par deux artistes de l'Opéra, chanté à trois mille mètres au-dessus du niveau de la mer, un grand air d'amour, par exemple. Ah ! tenez, cette pensée m'exalte ! Je voudrais emmener dans la nacelle d'un dirigeable l'orchestre Colonne tout entier et donner un festival là-haut sans autre spectateurs que l'immensité.
« Mais il y a mieux. Je suis en pourparlers avec un vénérable ecclésiastique, bien moderne, au moins, lui, et qui comprend la religion. Je lui ai proposé d'aller dire la messe, un matin, en ballon libre, à deux mille mètres. Le ballon-église ! Le voilà bien le dernier mot de la science ! C'est moi qui servirais d'enfant de chœur, monsieur. Et quel coup de sonnette pour le « sanctus », au-dessus de la mesquine terre !
« Avez-vous compris, maintenant, toute la grandeur de mon but : employer les engins de l'air pour permettre à l'homme sensible les plus sublimes émotions ! Tenez !... Je vais peut-être emmener un fou dans les airs, la nuit... afin qu'il hurle au moins à sa guise ! Le médecin a l'air de dire que cela lui fera du bien !
J'interrompis l'homme pour lui demander :
— Vos conceptions sont généreuses. Mais avez-vous déjà des clients, de vrais clients, avec qui vous ayez tenté cette façon de comprendre l'aérostation ?
Alors le fondateur de l'A. D. G. E. A. mit un doigt mystérieux sur sa bouche :
— « J'ai déjà un client. Mais il m'avait demandé le secret, de crainte d'être dérangé. Un monsieur très bien, et qui s'appelle Bernard... Son petit nom... attendez donc... C'est Tristan, je crois.
« Ce monsieur, qui est d'aspect vénérable, a accepté de faire partie de l'A. D. G. E. A. et comme membre actif, s'il vous plaît. Mais je le crois un peu maniaque. Possédant, à ce qu'il parait, son brevet de pilote, il tient à être en ballon tout seul. Et son projet est fameux. Il m'a dit, figurez-vous, qu'il voulait monter haut, très haut, le plus haut possible, pour aller... je vous le donne en mille... pour aller rire avec Dieu !... »
Ma vieille bonne, reconduisit l'homme râpé et chevelu, en lui témoignant beaucoup d'égards...
Max VILLENEUVE.
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