"Le Bibliomane" de Jules Rivet, illustré par Henri Guilac, fut publié dans Floréal du 5 février 1921 :
Le Bibliomane
Le bibliomane est un vieux savant que l'âge et l'insuccès ont rendu inoffensif et qui a peut-être quelque part un domicile... Voire même une famille...
Il promène le long des quais des rhumatismes attendrissants et des savates poussiéreuses...
Les bouquinistes qui le voient s'approcher de leurs étalages avec sa longue houppelande râpée, le connaissent bien.
C'est leur terreur, leur bête noire, leur obsession...
Il fouille dans les rayons, bouleverse les piles, allonge des doigts osseux, saisit un volume précieux, l'ouvre aux bons endroits, le parcourt, le jette... et recommence.
Qu'ils sont beaux ces livres si sales !
Ah ! s'il pouvait les acheter !... Celui-là, celui-ci, tous ! Mais il n'a pas d'argent.
Il demande le prix quand même et ne le trouve pas exagéré. Les livres c'est si cher !
Le long des quais le bibliomane se promène, et les bouquinistes le regardent avec une sorte de respect hargneux. Pour rien au monde il ne se priverait cette visite...
A sa maison, quelque part, des gens lui font entendre qu'il serait bien mieux près de la cheminée.
Mais il ne les écoute pas. Il sort pour voir ses livres, pour les toucher, pour les respirer... Il sort...
Il oublie même, parfois, de rentrer.
Jules Rivet
"La chasse au Livre" de Charles Dodeman fut publié dans Floréal du 16 juin 1923 :
La Chasse au Livre
Je cherche le troisième volume du Boccace de Le Maçon (Londres 1757). Il a été vendu sur les quais, je le sais !... Je le guignais, chez un ami, depuis dix ans. Il me manque !...
Mon ami était un bibliotaphe, c'est-à-dire qu'il cachait ses livres à tous les regards. Pour un peu, il eut monté la garde à la porte de sa bibliothèque, avec un revolver à six coups. Il meurt...
Me voilà aux anges. Par discrétion, j'attends quelques jours. Et je vais voir sa veuve. J'étais heureux !...
Le malheur de l'un... Bref ! J'arrive... Vendu, monsieur !
« Vendu à un bouquiniste des quais ! » J'étais comme sidéré !... Où perche-t-il, ce bouquiniste ? — Un grand geste vague me désigna les trois kilomètres de parapet qui, de la Halle aux Vins à la Gare d'Orsay, supportent les boîtes des bouquinistes. Alors, je me précipitai sur les bords de la Seine. Il faisait beau. La foule circulait sans souci, les marchands de livres avaient ouvert leurs éventaires : on eût dit une immense rangée d'huîtres baillant au soleil.
Des monceaux de livres s'y entassaient, tantôt rangés en bataille et proprement ordonnés comme un régiment de Grenadiers de la garde ; ils étaient alors luisants, jolis, astiqués de pied en cap ; tantôt empilés les uns sur les autres, collés l'un à l'autre par l'humidité ; ou bien jetés en vrac, déchirés, dépenaillés, minables, et recouverts d'une couche auguste de poussière. Tel maître, tel valet, dit le proverbe : montre-moi tes livres et je te dirai ton caractère...
Ah ! les bouquinistes, monsieur, j'ai appris à les connaître ! Ils viennent de toutes les classes de la société. L'un, ex-officier aux dragons de l'impératrice, demande au commerce de quoi achever tranquillement une vie jadis orageuse et commencée dans le luxe ; l'autre a connu les enivrements de la rampe et goûté les joies des ovations enthousiastes de la foule ; celui-ci a été commis libraire (comme le nègre, il continue !) cet autre a été boulanger et Crédit l'a, paraît-il, jeté là. Bref ! Il m'a fallu ouïr toutes ces histoires, écouter les confessions les plus saugrenues ! Pensez donc, vous êtes trois cents bouquinistes, et plus !
Mais je voulais mon Boccace ! J'ai fait, boîte par boîte, le quai de la Tournelle, le quai Montebello, les quais Saint-Michel, des Grands-Augustins, Conti et Malaquais, le quai Voltaire et le quai d'Orsay. J'ai visité les solitaires de la rive droite ou la colonie bouquinistique du canal Saint-Martin, à la Bastille. J'ai remué des milliers de volumes. J'ai avalé beaucoup de poussière ; mais j'ai fait de délicieuses trouvailles. Je ne les cherchais pas ; elles sont venues !
Un marchand de musique à catogan m'a tenu des discours révolutionnaires ; un autre, trouvant que je n'achetais pas assez ou que je lisais trop, est venu me secouer son plumeau jusque sous le nez. Un autre m'a fait le procès des bouquineurs et du public. Autrefois ! Ah ! monsieur ! Autrefois... On nous faisait venir... Combien, ce tas ? — Tant ! Enlevez... Maintenant, on vient avec une liste ! J'ai payé ce livre, tant, j'en veux tant !... Alors, que voulez-vous ? Nous obéissons au mot d'ordre et, vos livres, messieurs les amateurs, eh bien, vous les paierez cuir et poil, je vous dis !...
Soit ! Je veux bien payer, mais je voudrais bien mon 3e volume ! Je finirai bien par le découvrir ! Il faut vous dire qu'à force de fureter, de courir les quais par tous les temps, sous le soleil et sous la pluie, sous le gel et sous le doux zéphir, je suis arrivé à me créer des relations charmantes et... des animosités féroces.
J'ai fait la connaissance de nombreux bibliophiles. Cette engeance, dont je suis — et je m'en vante — est, en effet, charmante, tant que l'on ne court pas le même lièvre ; mais si le confrère flaire en vous un concurrent... Adieu, la confraternité ! Vous vous trouvez en face d'un chien de faïence ! Gare aux crocs ! C'est que voyez-vous, le bouquineur a souvent affaire a un bouquiniste roublard, plus spécieux qu'un Arménien.
Moi qui vous parle, j'avais découvert, un petit in-dix-huit... une perle !... Les amours de Daphnis et Chloé. Une édition extrêmement rare échappée des presses vénitiennes du XVe. Je frémis en m'en emparant. Du coin de l’œil, le bouquiniste a vu mon trouble... — Combien ? — Ah ! monsieur, impossible de vous le vendre, il y a un autre amateur dessus ! Et pendant huit jours, il m'a fait « marcher »... Et, de jour en jour, le prix montait, comme les champignons. C'était exacerbant ; mais c'était exquis !
Bref ! à courir après mon livre, je me suis pris d'une véritable tendresse pour les quais de Paris. Sites merveilleux !
Souvenirs bruissants ! Figures connues ! Œuvres retentissantes ! Chefs-d’œuvre ignorés ! Tout s'y rencontre ! J'y ai passé les heures les plus douces de ma vie et j'aurai trouvé te bonheur parfait du docte Horace, le jour où j'aurai découvert mon troisième volume de Boccace ?... Vous ne l'auriez pas, ce troisième volume, par hasard ?
Charles Dodeman.
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