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Amicale des Amateurs de Nids à Poussière

Amicale des Amateurs de Nids à Poussière

Le Blog de l'Amicale Des Amateurs de Nids À Poussière (A.D.A.N.A.P.) est un lieu de perdition dans lequel nous présentons revues, vieux papiers, journaux, ouvrages anciens ou récents, qui s'empilent un peu partout, avec un seul objectif : PARTAGER !

Publié le par Fabrice Mundzik
Publié dans : #Henry de Forge, #Le Petit monde, #Hélène Piton, #Savant, #Experiences, #Robots, #Sorcellerie

"La Grande invention de maître Adam", par Henri de Forge, fut publié dans Le Petit monde, journal mensuel de la jeunesse, n°33 d'octobre 1921.

Les illustrations sont signées Hélène Piton.

Au temps où l'on chassait à courre le lièvre dans cette partie de la banlieue parisienne où s'alignent aujourd'hui l'avenue des Gobelins et le boulevard Arago, demeurait, sur les bords de la petite et riante rivière de la Bièvre, un vieux bonhomme du nom d'Adam, qui passait pour quelque peu sorcier.

Sa maisonnette, en effet, était divisée en deux parties bien distinctes. Dans l'une, aidé de sa femme, il donnait à boire aux messagers qui voulaient se rafraîchir entre le dernier relai de poste et l'entrée dans la capitale. En même temps, maître Adam — si l'on en témoignait le désir — coupait d'une main experte les cheveux, taillait les barbes et « agrémentait » le visage pour mettre en état, disait-il, après la poussière de la route, « d'être beaux garçons ».

Le bonhomme était donc à la fois teneur de vin et barbier, bien qu'on prétendît par tout le pays qu'il était surtout jeteur de sorts et de maléfices.

Et c'était parce que l'autre partie de sa maison restait invariablement fermée aux curieux et de tous temps.

Maître Adam et sa femme demeuraient impénétrables, quand un client, attablé devant un cruchon de vin, essayait de les faire parler.

— Combien la vendriez-vous, votre bâtisse, entière s'entend, avec la partie que baigne la Bièvre et que cachent si bien les arbres ?

— Je ne la vends pas, compagnon.

— Est-ce vrai que de là partent les « goblins », ces flammettes de feu qui dansent, la nuit, sur les berges et font peur aux petits enfants ?

En effet, sur les roseaux qui bordaient la Bièvre, aux alentours de la maison de maître Adam, vacillaient souvent des lueurs de feu que les gens prenaient pour des esprits.

Mais le bonhomme haussait les épaules, indifférent. Visiblement, d'autres pensées l'occupaient, et même parfois, sur le mur, avec un bout de charbon, on le voyait tracer des chiffres mystérieux.

Maître Adam, cependant, n'était pas sorcier, et ces chiffres n'avaient rien de cabalistique.

Quant aux goblins de feu qui couraient la nuit sur les berges de la Bièvre, ce n'étaient pas des esprits, mais simplement des feux follets, fréquents dans les endroits humides.

Si maître Adam gardait ainsi close la moitié de sa maison, c'était qu'il y préparait en silence, depuis des années, quelque chose d'extraordinaire, une invention qui devait révolutionner le monde.

Cette invention ne ressortait pas au domaine de la sorcellerie. Le bonhomme était barbier et en était fier. Il avait même l'ambition d'être un barbier de génie.

Il s'était entouré de livres qu'il avait entassés dans ces fameuses pièces restées secrètes et qui étaient, en réalité, un ancien moulin que la Bièvre mettait en action. Il l'avait dissimulé de son mieux aux yeux des gens derrière un véritable rideau de verdure.

Dans la chambre principale, immédiatement attenante à la roue du moulin, était disposé un appareil singulier, fait de mécanismes compliqués aux formes bizarres, de pièces de bois savamment agencées.

C'était là la grande invention du barbier.

Avec méthode, les moindres mouvements en étaient combinés. Mais, sans doute, il fallait à toute cette machinerie une précision bien minutieuse, car, depuis le temps que le bonhomme, en cachette, y travaillait, le chef-d’œuvre n'était pas achevé.

Seule, sa femme était le témoin silencieux de ce lent labeur, fière de celui qui le réalisait.

Un jour, pourtant, maître Adam se frotta les mains. Il avait rectifié un rouage mal commode. Son invention allait enfin être prête...

— Que vont dire les autres barbiers ? fit sa femme avec admiration.

C'est que la grande invention de maître Adam n'était rien moins qu'un moulin à faire la barbe. Un ingénieux mécanisme, mis en mouvement par la roue que la Bièvre faisait tourner, permettait d'opérer sur trente personnes à la fois.

Comme maître Adam arrivait au but, il se donna tout entier à son appareil, négligeant la boutique, laissant sa femme le remplacer auprès des clients. On l'apercevait à peine, affairé, soucieux, refaisant sans cesse des calculs. Un gros point le préoccupait : c'était la différence des physionomies dont les unes sont plus allongées ou plus raccourcies, ou plus grosses ou plus grasses, qui ont les lèvres plus plates ou plus enflées, le menton plus petit ou plus grand. Avec de la terre, fiévreusement, il modelait des figures et les mettait à la place des futurs clients, exerçant sur eux sa machine, faisant passer leur menton sous le pinceau et sous l'acier que le moulin mettait en marche.

Avec sa femme, il restait des nuits à pétrir la glaise, à façonner des nouvelles têtes.

Il se rendait compte du danger que présentait son appareil, et il le fallait irréprochable.

Un jour, enfin, son invention se trouva au point de perfection, et maître Adam alors décida de la faire connaître. Par toute la campagne, les rouliers, les messagers, les postiers racontèrent qu'un barbier merveilleux allait, pour le jour de la fête du Roi, inaugurer une façon nouvelle de faire la barbe aux gens avec une vitesse inouïe.

La chose se répéta à Paris et fut dite chez les autres barbiers qui, inquiets, se réunirent entre eux et se promirent d'aviser.

— C'est un sorcier, répétaient les plus défiants, et nous ne le laisserons pas se moquer de nous.

Au jour dit, maître Adam et sa femme, revêtus de leurs plus beaux habits, attendirent la clientèle. L'appareil était graissé avec soin, chaque rouage soigneusement revu, prêt à fonctionner.

Dès l'aube, des gens vinrent, gouailleurs pour la plupart, quelques-uns intimidés, tous curieux... Sitôt que l'Angélus sonna au gros bourdon de Notre-Dame, maître Adam se signa et invita trente personnes à s'asseoir sur les sièges préparés.

Trente gars, un peu hésitants, s'assirent, tendant leurs mentons.

L'appareil se mit en branle, le savon moussa, les rasoirs bien coupants firent leur œuvre sans dommage.

— Bravo !

En un tour de moulin, trente barbes avaient été faites.

— C'est la fortune, maître Adam !

— C'est mieux, compagnon : la gloire.

Le vieux barbier rayonnait.

Ses confrères présents grommelaient :

— Faudra voir !

Et pendant ce temps, les eaux de la Bièvre, à la sortie du moulin, coulaient blanches de savon mousseux...

Hélas ! la gloire ne vint pas, ni la fortune, car la méchanceté humaine veillait. Dès le lendemain, les barbiers concurrents se réunirent et se concertèrent pour mettre un terme à cette invention qui les ruinerait certainement.

En grand secret, ils louèrent sur-le-champ un troupeau de bœufs, et, au moment précis où, devant une foule enthousiaste, le moulin à barbe se remettait en marche, ils firent entrer ces bêtes dans la rivière, bouleversant son cours paisible et régulier.

Maître Adam, qui ne se doutait de rien, veillait à la barre de son appareil pendant que la mousse savonneuse blanchissait trente mentons nouveaux. Brusquement, un arrêt eut lieu et, aux trente mentons, l'acier fit une estafilade d'où le sang gicla.

Il y eut dans la foule un grand émoi. Des femmes criaient, les hommes juraient et un piquet de soldats du roi, prévenus tout exprès, envahit la maisonnette. Tout fut saccagé.

En un clin d'œil, la grande invention de maître Adam fut mise en miettes par ses concurrents jaloux.

L'inventeur fut mené en prison où, le soir même, il mourait de chagrin, et rien ne resta plus de son rêve merveilleux qu'un nom, le nom de Coulebarbe, qui devint plus tard Croulebarbe... sans que les habitants du quartier se doutent peut-être de cette histoire.

Henri de FORGE.

A lire aussi :

Henry de Forge - Le remède magique (1922)

Henry de Forge "Passionnons-nous davantage pour les vraies merveilles" (1923)

Henri de Forge - La Grande invention de maître Adam in Le Petit monde n°33 d'octobre 1921

Henri de Forge - La Grande invention de maître Adam in Le Petit monde n°33 d'octobre 1921

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