"Les Débuts d'un Mécène", de André Pascal, fut publié dans Le Plaisir de vivre n°51 du 18 décembre 1926.
Les illustrations ne sont pas créditées, mais une signature est lisible : Paul Fersac (?).
Sous réserve du bon décryptage de ce paraphe :
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Les Débuts d'un Mécène
Monsieur Sorbier venait de rentrer. Comme tous les vendredis, il avait présidé le Conseil d'administration de la Banque Franco-Suisse, le Comité des Assurances générales, et reçu en audience plus de vingt personnes, venues, les unes pour lui proposer une affaire, les autres pour mettre sa générosité à contribution. Malgré tant d'occupations, le financier s'était accordé, vers la fin de l'après-midi, une heure de liberté. Il l'avait passée chez Leduc, son libraire, passage des Princes, où, depuis des années, il se rencontrait, deux ou trois fois par semaine, avec des bibliophiles, ses amis. Dans ce cénacle, composé d'érudits et d'amateurs avertis, le président de la Banque Franco-Suisse se plaisait à deviser, soit sur les « incunables » (1), soit sur les livres illustrés du XVIIIe siècle.
Ce vendredi-là, M. Sorbier avait fait à ses confrères un véritable cours sur les « Éditions de Molière », qui, toutes, sauf celle de 1734, figuraient dans sa bibliothèque. Emporté par son sujet, il s'était attardé, et il était passé six heures, quand il poussa la porte de son cabinet de travail.
Malgré sa fatigue, un sourire éclairait son visage. Après avoir jeté sa serviette sur la table-bureau, il se laissa tomber dans un fauteuil, alluma un cigare et se mit à suivre des yeux la fumée bleue qui montait lentement vers le plafond.
A voir le « patron » de bonne humeur et aussi confortablement installé, un familier de la maison aurait sans doute émis l'hypothèse qu'il avait réussi quelque bonne spéculation à la Bourse. En fait, M. Sorbier venait, tout simplement, d'acheter à un de ses confrères de la « Société des Bibliophiles » le fameux « Molière de 1734 », qu'il cherchait depuis près de quarante ans à faire entrer dans sa bibliothèque.
La rarissime édition se composait de six volumes in-quarto, illustrés de trente-trois gravures à l'eau-forte par Laurent Cars, d'après les dessins de François Boucher. L'heureux collectionneur avait eu la bonne fortune d'acquérir, en même temps que l'ouvrage, un album où se trouvaient réunis les « originaux » du grand maître et les trente-trois gravures tirées avant la lettre.
Ce recueil d'une valeur inestimable avait été constitué vers 1840 par le célèbre baron J. Pichon. Malgré les grosses sommes qu'à plus d'une reprise il avait offertes pour cet ensemble unique, M. Sorbier n'était jamais parvenu à décider l'amateur qui le possédait à s'en dessaisir. Après tant d'années de patiente persévérance, il était enfin parvenu à satisfaire son caprice. Aussi son cœur de bibliophile débordait d'une joie intense. Son bonheur se mesurait à la façon dont il dégustait son cigare : il le savourait lentement, par petites bouffées, le regardant et le flairant avec volupté après chaque aspiration. Sans le moindre doute, le « corona » était plus onctueux, plus parfumé que de coutume.
M. Sorbier fumait depuis un bon moment, quand on vint frapper à sa porte. « Entrez » ! fit-il d'une voix sourde, brusquement tiré de sa rêverie. Un valet de pied entra. Correct et respectueux, il s'approcha de son maître et l'informa que l'on venait de livrer « une commande de livres ». — « Allez tout de suite chercher ce paquet », répliqua le bibliophile impatient. Tandis que le serviteur regagnait l'antichambre à la recherche du précieux envoi, M. Sorbier se leva, alla jeter dans la cheminée ce qui restait du « corona », et se mit à faire à grands pas le tour de son cabinet de travail. Le valet de pied revint bientôt, encombré d'un volumineux paquet. Il avait à peine franchi le seuil de la porte que son maître l'interpellait : « Jean, déposez les livres sur la table-bureau et retirez-vous », ordonna le nouveau propriétaire du « Molière ». Le collectionneur tenait à déballer lui-même les volumes et à les contempler sans témoins, dans l'austère solitude de sa bibliothèque. Les amateurs d'art ont souvent, avec le goût des belles choses, de petites manies, et cultivent assez volontiers un certain égoïsme.
Le fils de M. Sorbier avait vingt-deux ans. Grand et bien bâti, il avait les apparences d'un athlète entraîné ; en fait, le jeune homme était un scientifique, intelligent et laborieux. Une prédilection marquée pour les sciences l'avait orienté du côté des mathématiques. Après deux années de « spéciales », il était entré à la Sorbonne, où, dans le laboratoire d'un éminent physicien, membre de l'Institut, il préparait sa licence et son doctorat ès sciences.
Un peu sauvage et d'un caractère indépendant, Paul se tenait assez volontiers éloigné du monde : les plaisirs et les distractions frivoles, chers à la plupart des jeunes gens de son âge, le laissaient indifférent. Il occupait ses loisirs à pratiquer les sports, de préférence le yachting à voile et l'automobilisme, qui exigent de l'intelligence et des connaissances techniques. L'élude de la physique, de l'électricité et de la mécanique lui avait permis d'entreprendre quelques recherches d'ordre pratique dont il avait fait bénéficier des constructeurs de ses amis.
Le jeune savant se plaisait à s'entretenir avec des ingénieurs ou des inventeurs ; parfois, il les aidait de ses deniers pour leur permettre d'exécuter la mise au point de tel ou tel appareil, dont la conception lui avait semblé digne de recevoir une application pratique. A la Sorbonne, comme parmi les techniciens, Paul Sorbier ne passait pas inaperçu ; malgré ses vingt-deux ans, il s'était fait dans les milieux scientifiques et industriels une réputation d'homme aimable, complaisant et généreux.
M. Sorbier avait pour son fils une profonde tendresse, même une certaine admiration. Paul travaillait avec labeur et occupait utilement ses loisirs, quand tant d'autres à sa place auraient préféré sans doute jouir d'une existence de fête et de plaisirs.
Comme le jeune homme était souvent retenu au dehors par ses études et rentrait assez tard dans la soirée, son père ne le voyait que de façon irrégulière. Aussi le brave homme éprouvait-il une vraie joie lorsque, de temps à autre. Paul lui faisait la surprise d'une visite. Quand, ce jour-là, il entra dans le cabinet de travail de son père, le bibliophile se leva, poussa un gros soupir de satisfaction, et se dirigea prestement vers son fils. « Je suis bien aise de te voir, mon enfant », fit-il d'une voix affectueuse et le visage illuminé d'un large sourire. Puis, avant que le jeune étudiant ait eu le temps de placer une parole, son père le prit par le bras et l'entraîna vers la vitrine où l'on pouvait admirer, placés en évidence, les précieux volumes qui, depuis une heure, faisaient partie de la bibliothèque. « Tiens », fit M. Sorbier, en désignant les somptueuses reliures, « c'est une édition rarissime de Molière, celle de 1734. J'ai cherché pendant près de quarante ans à la faire entrer dans ma collection ; aujourd'hui seulement j'ai pu réaliser mon rêve. »
Tandis que Paul contemplait en silence les dos richement dorés des « in-quartos », M. Sorbier lui fit brièvement la description et l'historique de la précieuse édition. Il crut même nécessaire de lui rappeler en passant la légère variante qui permettait de différencier les deux tirages.
En guise de péroraison, l'érudit bibliophile avoua à son fils, — mais sous le sceau le plus absolu du secret, — la somme qu'il avait payée pour entrer en possession du fameux Molière. C'était assurément beaucoup d'argent, mais, tous comptes faits, l'affaire était bonne : le financier, comme le bibliophile, pouvait s'estimer satisfait.
M. Sorbier avait terminé son discours. Avec impatience, il attendait les félicitations enthousiastes qu'en pareille circonstance Paul n'hésitait pas à lui adresser. Par atavisme, une œuvre d'art ou un beau livre ne laissaient jamais le jeune homme indifférent. Ce jour-là, fait étrange, Paul se contenta de répondre : « Mes compliments. »
— C'est tout ce que tu trouves à me dire ? répliqua le père un peu déconfit.
Le jeune étudiant se ressaisit brusquement ; d'une voix frémissante d'enthousiasme juvénile, il reprit :
Excuse-moi, papa... je suis un peu... dans les nuages... Malgré moi, je pense à autre chose...
— A quoi ? reprit M. Sorbier d'un ton sec, surpris par l'étrange attitude de son fils.
— C'est assez difficile à expliquer, fit Paul, visiblement embarrassé.
— Allons !... Raconte, mon petit, répliqua M. Sorbier, paternel et indulgent.
Le jeune homme réfléchit un instant, puis s'armant de courage, il reprit :
— Comme toi, papa, je me suis payé, une fantaisie !... J'ai fait une belle acquisition.
— Qu'est-ce que tu t'es offert ? interrogea M. Sorbier, un peu troublé par cette première confidence.
Paul hésita une seconde fois, puis le dialogue se poursuivit entre le père et le fils.
— J'ai acheté une propriété.
— Fichtre !... Le Val-Fleury ne te suffît donc plus ?
— Non ! Un peu égoïste par tempérament, j'ai voulu acquérir un domaine dont je serai l'unique propriétaire.
— Tu vas bien, mon garçon ! Et cette propriété, est située ?
— Devine ?...
— Dans les environs de Paris ?
— Non.
— Dans le Midi ? Pas davantage.
— En Bretagne ou dans les Pyrénées ?
— Tu n'y es pas.
— Diable ! Diable ! Tu m'effrayes !
— Cherche...
— En France ?
— Non... plus loin.
— A l'étranger ?
— Si tu veux.
— Tu es fou, ma parole !
— Je le répète, c'est une fantaisie !
— Aux Indes, peut-être ?
— Plus loin encore.
— Songerais-tu par hasard à t'installer au Japon ou dans une île du Pacifique ?
— Il n'en est pas question.
— Alors, en Amérique ?
— Pas davantage. Plus loin encore.
— Tu m'exaspères... Assez ! Explique-toi...
— Eh bien, soit, fit Paul... J'ai acheté... une planète.
— Une planète ? Qu'est-ce à dire ?
— Une planète, une étoile, si tu préfères... comme Mars, Vénus, et tant d'autres...
— Tu es devenu fou, mon pauvre enfant, interrompit brusquement M. Sorbier, bouleversé par les paroles étranges de son fils.
— Pas le moins du monde, papa, répliqua Paul. Je le répète, j'ai acheté « une planète », une superbe planète, toute nouvelle, qu'un astronome vient de découvrir.
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