"Crème de Menthe", texte et dessins de Maurice Dekobra fut publié dans Le Journal du 25 septembre 1916.
Notez la vision très particulière du char baptisé « Crème de Menthe », qui a bien impressionné et marqué les esprits lors de ses premières interventions.
Un engin fantastique pour certains, comparé parfois à un animal préhistorique, comme vous allez pouvoir le constater dans le récit ci-dessous.
Voici deux photographies d'époque, afin de pouvoir comparer les illustrations de M. Dekobra avec la réalité :
Aux armées britanniques.
Caressant d'une main affectueuse le flanc d'acier chromé de « Crème de Menthe », le chauffeur Billy Whisk, de l'Army Service Corps britannique, prince des Écraseurs, et champion des Sauts d'obstacles, me dit :
— That's a splendid animal !
Il rabaissa l'énorme housse de toile qui dérobe, à la vue des avions indiscrets et des reporters trop curieux, le monstre caparaçonné et bourra lentement sa pipe Betty, qui le suit fidèlement depuis la retraite de Mons.
Jetant un œil d'envie vers la housse, je demandai à Billy Whisk :
— Si l'on ne peut voir votre taxi antédiluvien, du moins peut-on savoir vos impressions ? Songez que sir Douglas Haig a honoré d'une mention dans le communiqué votre « Crème de Menthe ». Tout Londres, tout Paris chuchotent avec des sourires satisfaits : « Avez-vous vu « Crème de Menthe », le monstre blindé qui a gagné le grand steeple de la Somme ? ». A Berlin et à Vienne, on en parle aussi, mais avec un rictus safrané. Bref, vous ne pouvez me céler vos impressions de grande première.
Alors Billy Whisk, qui sur ses lèvres ironiques porte une petite moustache en brosse à dents, commença en ces termes :
— Well, à dire vrai, la vie à bord de cette chose étrange est assez exciting. Avant la guerre, je conduisais sur la route de Londres à Brighton les rouleaux écraseurs ; mais c'était un jeu d'adolescent à côté... Je ne sais pas si Jonas s'est embêté dans le ventre de la baleine, en tout cas, je vous jure que je n'aurais pas donné mon fauteuil pour dix shillings six, le jour où j'ai piloté « Crème de Menthe » vers les Boches.
» Le moteur au ralenti, nous attendions derrière les ruines d'une maison. Le monstre de l'Apocalypse avait son plein d'essence dans l'estomac ; ses lourdes paupières blindées clignaient sur leurs gonds bien huilés ; ses mitrailleuses étaient en bataille ; bref, nous avions fait à « Crème de Menthe » une beauté de grosse petite Girl qui va débuter au Palace... Le signal donné, nous nous glissons dans son corset ; mon camarade Freddy s'installe dans la tête, — et Dieu sait si elle a la tête dure ! — Mac Intosh s'occupe du garde-manger où les munitions s'entassent, — car « Crème de Menthe» tousse du plomb et crache du fer, — et moi je saute sur le volant...
Nous démarrons. Elle ronronne comme une chatte, fait le gros dos et la voilà bientôt qui, sur la route, s'avance cahin-caha.
» tout à coup, des ping ! ping ! résonnent sur la peau de « Crème de Menthe ». Freddy, l’œil à la fente, crie tout joyeux : « On tire sur elle ! Ils la baptisent avec du poivre, ces damnés Huns !... » Mais vous pensez si les balles des mausers s'aplatissaient sur les joues robustes de notre fifille... Nous avançons toujours et nous quittons la route pour nous engager à travers champs. Nous franchissons un fossé, deux fossés, une tranchée, deux tranchées, sans la moindre difficulté, et Mac Intosh annonce :
— Attention aux cratères !
» Une énorme cuvette est là devant moi. J'y conduis « Crème de Menthe », qui descend tout doucement, qui remonte tout doucement, et qui reprend son petit bonhomme de chemin.
— Hourra ! s'écrie Freddy. Ça me rappelle les montagnes russes à la foire d'Hampstead !
» Les tranchées boches en bouillie sont devant nous.. A droite, à gauche, des obus éclatent qui ne nous font pas plus d'effet que les pétards du « Guy Fawkes Day ». Nos Tommies sont en terrain conquis, arrêtés par un nid de mitrailleuses... Nous avançons lentement, mais sûrement vers le guêpier... Crac ! Ce sont les réseaux de fils de fer qui s'écrasent comme une toile d'araignée... « Crème de Menthe » avance encore et s'assied carrément sur le blockhaus.
» — Mitrailleurs et mitrailleuses... Napou ! crie Freddy, en me tapant sur l'épaule.
» Mise en goût par ce hors-d’œuvre, « Crème de Menthe » veut recommencer. Des Boches verdâtres détalent comme des mulots en poussant des « Ach ! » de terreur. J'augmente la vitesse... « Crème de Menthe » s'emballe et fait au moins du huit kilomètres à l'heure. Freddy qui lit le boche me signale un écriteau indiquant la guitoune d'une « Kompagnie Kommandeur »... Un virage soigné et nous rentrons dans la guitoune.
On me signale un mur... All right pour le mur ; la petite monte dessus, rentre dedans et le mur... Napou ! Bref, si nous avions eu plus d'essence et de munitions, nous allions jusqu'à Berlin et nous entrions « Sous les Tilleuls ! »
— Dites-moi Billy Whisk, « Crème de Menthe » aura des enfants ?
— Naturellement. Nous l'avons mariée avec « Cordon Rouge », le plésiosaure que vous voyez là-bas, et nous attendons la progéniture. On parle déjà de « Feu Follet » qui, sans les os, pèse 35,000 kilos, de « Pied d'Alouette » et de « Dolly la Rêveuse »... Vous verrez, ce sera une belle famille.
— En somme, qu'est-ce qui vous a laissé la plus vive impression, au cours de cette Randonnée ?
Billy Whisk n'hésite pas à me répondre :
— C'est d'avoir sauté le mur sans attraper huit jours de boîte !
Maurice Dekobra.
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