"Un émule de Sherlock Holmes", de Léo Marchès, fut publié dans Le Journal n°11543 du 25 mai 1924.
Badagoin a connu plusieurs aventures, telles que "Badagoin et le Boche", dans Le Journal n°11445 du 17 février 1924 ou "Badagoin n'est pas wagnérien (Badagoin chez les toubibs)" dans Le Journal n°11403 du 6 janvier 1924, dont sont extraites les deux illustrations ci-dessous.
C'est dans ce conte que Badagoin rencontre M. le gestionnaire : "cet homme terrible [qui] exerçait dans le civil la professions de détective privé."
Nous les retrouvons tout deux dans une nouvelle aventure...
Un émule de Sherlock Holmes
« Qu'on ne me dérange pas, je travaille… » a dit le gestionnaire de l'hôpital BV 66, en fermant la porte de son bureau.
M. le gestionnaire, que j'ai déjà eu le plaisir et l'honneur de vous présenter, est un esprit scientifique. Détective privé, dans le civil, il apporte dans l'accomplissement de ses devoirs militaires ses facultés d'intuition, de déduction et d'investigation. Son flair professionnel lui a permis, affirme-t-il, de démasquer bien des intrigues et de percer bien des mystères. Il lui a également permis de commettre de nombreuses erreurs. Mais ces erreurs sont sans lendemain, en ce sens qu'elles ne laissent aucune trace dans sa mémoire.
Pour exercer ses facultés intellectuelles, M. le gestionnaire pratique une sévère gymnastique cérébrale. Chaque jour, trois heures durant, il s'entraîne à la réussite de Marie-Antoinette. Et il consigne strictement sa porte pendant ces séances.
Aussi a-t-il un sursaut de surprise irritée en entendant deux coups secs frappés par une main autoritaire sur le bois de la porte consignée.
— Qu'est-ce que c'est ? grommelle-t-il, de mauvaise humeur.
Déjà, dans l'encadrement, apparaît la bonne figure réjouie de Badagoin.
— Mon lieut'nant, c'est un civil, qui demande le médecin-chef. Il est bien aimable, bien poli, bien comifaut et bien habillé, avec un chapeau melon, une barbe et des lunettes.
Un civil !… Le sang de M. le gestionnaire ne fait qu'un tour.
— F…ichez-moi ça à la porte !
Mais, soudain, il se ravise… Un civil bien habillé, avec un chapeau melon, une barbe et des lunettes !… Tiens ! tiens ! tiens !… Le flair du détective est en éveil.
— Son nom ?
— Il a pas voulu l'dire… C'est pour affaire de service, qui dit…
… Tiens ! tiens ! tiens ! Un chapeau melon qui refuse de dire son nom, un chapeau melon dans la zone des armées, avec une barbe et des lunettes… Bien aimable et bien comifaut… C'est louche !… Il importe de pénétrer les intentions de ce quidam mystérieux et bien habillé… et tout d'abord de l'identifier… Un grand chef en civil ? C'est invraisemblable… Un parlementaire ? Peut-être… Un ministre ?… Ils circulent beaucoup depuis quelque temps, les ministres !
M. le gestionnaire a atteint sa boîte à fiches. Une barbe et des lunettes ?… Ce n'est pas le ministre de la justice qui porte des favoris… ni le président du conseil, dont la physionomie est bien connue… L'intérieur est rasé ; l'agriculture, ventripotente ; les travaux publics portent une moustache à le Charlot… Une barbe, des lunettes… Parbleu, c'est le sous-secrétaire d’État du service de santé en personne…
— Tenez, mon ami, cette photographie, c'est bien lui ?
Badagoin est perplexe.
— P't'ête ben qu'oui, p't'ête ben qu'non… Le client a l'air plus mariolle… mais c'est tout de même un peu la même gueule !
— Pas d'erreur : nous le tenons !… Allez tout de suite prévenir le médecin-chef que le sous-secrétaire d’État vient inspecter l'hôpital incognito et en tapinois…
— Incognico et tapis noir, répète Badagoin, appliqué.
— Vous amènerez ce monsieur ici. Comprenez-moi bien : vous ne le connaissez pas… Soyez poli, prévenant, mais respectez son incognito.
— Oui, mon lieut'nant : incognico et en tapis noir, répète Badagoin en sortant.
… Ah ! Ah ! Ah ! monsieur le ministre, vous avez voulu nous surprendre : c'est vous qui allez être surpris… M. le gestionnaire parcourt les salles ; il rassemble le personnel, les dix-huit infirmières, les trois malades. Chacun à son poste : coups de balai, récurage, que tout reluise !…
Lorsque le visiteur se présente, escorté du médecin-chef et de Badagoin, tout est prêt. L'hôpital brille comme un sou neuf. Dans les salles qu'on lui fait visiter, les infirmières ont passé des blouses blanches : les seaux hygiéniques sont vidés. A la cuisine, on a mis les petits plats dans les grands. Le ministre goûte un appétissant frichti. Il parcourt la dépense, les bureaux, la salle dite d'opérations, où l'on n'a jamais opéré personne, et celle dite de bains, où nul être humain ne se baigna depuis 1914. Il sourit, il est ravi ; il approuve… M. le médecin-chef lui expose ses méthodes personnelles de traitement et M. le gestionnaire ses procédés inédits d'administration. Et il sourit toujours sans rien dire. Visiblement, il est médusé. Allons, allons, l'impression est excellente… tout s'est bien passé.
Au moment de sortir, le visiteur prend enfin la parole…
— Messieurs, je vous remercie beaucoup. Je suis émerveillé, positivement émerveillé. Mais je dois vous dire le but de ma visite. Je voudrais obtenir la concession des os, détritus, déchets, et eaux grasses…
Léo Marchès.
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