La vraie mort de Cyrano
Monsieur de Bergerac n'était pas mort assassiné. La bûche qu'un valet soudoyé avait laissé choir sur sa tête lui avait ravi les sens ; mais point l'âme. Après le long évanouissement qui inquiéta si fort Roxane déjà bouleversée par la découverte tardive de la passion de son cousin, Cyrano revint à lui.
Le lendemain il manifesta le désir de se retirer dans le domaine paternel qu'il possédait en Périgord. Le médecin fit quelques objections sur la longueur du voyage. Mais Cyrano le mit à la porte sans cérémonie, prétendant que l'air natal ferait certainement plus pour sa guérison que toutes les drogues de la Faculté.
De fait, il sembla ragaillardi les premiers jours qui suivirent son arrivée. Il put rendre visite à son ami M. d'Aydie dont le château était éloigné du sien de plus de deux lieues. Après les premières effusions, Cyrano apprit à son compatriote son prochain mariage avec Roxane :
— J'en suis d'autant plus heureux, ajouta-t-il, que je risquais d'être le dernier du nom, mon frère, M. Cyrano de Mauvières n'étant point marié.
— Ah ! dit M. d'Aydie, tu m'avais jadis, à mots couverts, entretenu de ta flamme. Mais voici un mariage dont j'eusse aimé te féliciter quinze ans plus tôt.
M. et Mme de Bergerac vécurent sans faste. Roxane prenait goût aux travaux domestiques et champêtres. C'était plaisir que de la voir, le tablier relevé, donner des grains aux volailles ou aller quérir des œufs au poulailler.
Cependant son mari ne semblait pas jouir suffisamment d'un bonheur si longtemps convoité. Il se répétait la phrase de M. d'Aydie et en comprenait le véritable sens. Malade et déjà vieillissant, il craignait de n'avoir point d'enfant et s'en désolait. Il disparaîtrait plus complètement, puisqu'aucune parcelle de son esprit ne survivrait dans sa postérité.
M. de Bergerac désirait ardemment un héritier. Il avait désiré beaucoup de choses au cours de son existence : la gloire, et ses œuvres tombaient déjà dans l'oubli ; la richesse, et il était resté pauvre ; l'amour, et il ne l'avait obtenu que trop tard. M. de Bergerac avait aussi désiré la lune, et il avait en vain inventé divers moyens de la conquérir. Sa santé était fâcheusement influencée par ces préoccupations. Sa blessure n'arrivait pas à se cicatriser. Il souffrait de violents maux de tête. De plus, le coup d'arquebusade qu'il reçut au siège d'Arras le faisait geindre au moindre écart de température. Il avait de fréquentes faiblesses.
Au cours de l'une d'elles, qui dura plus que de coutume, son épouse alla chercher le médecin. Celui-ci vint en hâte et, après avoir tâté le pouls du malade, ce qu'il n'avait pu faire jusqu'à présent, car Cyrano le recevait toujours fort mal, il dit en hochant sa tête et son bonnet pointu :
— Votre mari est fort bas. Il se meurt de son tempérament bilieux. Il a dû avoir beaucoup de chagrin dans sa vie et rien n'est si contraire à la bonne marche de notre organisme. Pour vivre vieux, il faut vivre sans soucis. Aristote et Fernel sont de cet avis. La lame a usé le fourreau.
Et comme Roxane, toute en pleure, s'enquérait du remède :
— Il n'en existe pas, répondit-il, sinon je le connaîtrais, une grande joie pourrait seule prolonger de quelques mois l'échéance fatale et certaine.
Puis il coiffa de travers son bonnet pointu et s'en alla en bougonnant, car Cyrano, reprenant ses sens, allongeait déjà sa main vers sa canne.
Le lendemain, Roxane, rougissant, s'approcha de son époux. Elle lui parla à l'oreille durant quelques instants. Le résultat de la conversation fut que M. de Bergerac, d'un air vainqueur, releva son grand diable de nez et s'en fut au grenier chercher le berceau où lui-même avait dormi ses premières nuits. Bien qu'on eût le temps, il commanda qu'on le mît tout de suite en état.
Les jours suivants, Cyrano se trouva mieux, sans doute pour démontrer que son médecin n'était qu'un âne. Il écrivit quelques poèmes, ce qui le rajeunissait. Près de lui, Roxane s'occupait aux menus travaux des futures mères. Il ne se lassait pas de la regarder. Il tâtait de ses pauvres doigts amaigris les petites chemises qui recouvriraient le corps de son enfant. Il disait :
— Ce sera un fils. Il vous ressemblera. Je veux qu'il n'ait rien de mon visage, car ce serait lui faire un trop triste présent que de lui léguer mes traits disgracieux. Il aura vos jolis yeux, vos lèvres, et votre nez ! Il n'écrira point de vers, car les poètes ne sont pas meilleurs que les autres hommes et souffrent plus.
Il vécut ainsi près de deux mois, tout entier à son nouveau rêve et semblant ne pas se rendre compte de son état. Il mourut à la fin de novembre, sans douleur et sans appréhension, en écoutant le vieil Hiver qui, sur la route, hâtait ses pas pesants, le front couronné de givre et appuyant ses froides mains sur un rameau dépouillé.
Roxane étendit auprès de lui les petits vêtements qu'elle avait inutilement confectionnés. Car elle ne serait jamais mère. Mais, par ce pieux mensonge, elle avait prolongé la vie de son grand enfant de mari, qui jusqu'à sa mort désira des chimères et ne voulut pas savoir que l'homme subit la destinée.
Pierre de la Batut.
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