"Cyrano à Verdun (Monologue)" fut publié dans La Fusée, journal anti-boche, anti-politique, anti-triste, anti-railleur, relié par "sans-fil spécial" avec l'Agence Wolff, canard probablement hebdomadaire, n°15 du 25 décembre 1916-1er janvier 1917.
Le texte, daté de mai 1916, est uniquement signé des initiales V. L.
A lire aussi :
Aventures prodigieuses de Cyrano de Bergerac par Henriot, un récit aux imageries d’Épinal.
Pierre de la Batut - La vraie mort de Cyrano (1916)
Pierre de la Batut - Le Premier duel de Cyrano (1917)
(Nous sommes dans les tranchées de Verdun pendant le bombardement. Cyrano vient de tomber du ciel, il racontera aux « poilus » la cause et les péripéties de ce voyage. Après quoi, sous le bombardement intense et face aux lignes d'attaque allemandes, il présentera ses nouveaux compagnons d'armes à la façon des Cadets de Gascogne. A la fin de sa tirade une balle lui enlèvera son nez et le monologue se terminera par les réflexions mélancoliques de Cyrano sur la perte de son fameux appendice.)
Mordious, depuis quand se bat-on sous la terre ?
Le bel oubli, parbleu ! de l'âme mousquetaire !
Certes, il fallait que je vinsse du Paradis...
Vous riez ?
Mais hier, cadets, j'en descendis.
Je vois : vous voudriez connaître la manière
Dont je vins m'échouer dans cette taupinière.
Ah, vous voulez savoir ? Fort bien, je serai bref.
Or donc, je chevauchais ma nébuleuse nef,
Pour traverser hier la zone subastrale,
Lorsqu'émergea soudain, monstrueuse spirale,
Perçant l'éther des nuits dans un remous du vent
(Pardon, j'ouvre une parenthèse auparavant,
Car vous pourriez penser que je suis infidèle
A Roxane, en errant nuitamment si loin d'elle.
Hélas, ignorez-vous que son Christian prit,
Quand j'ai gardé mon nez, un atome d'esprit,
Et chaque soir il cueille un baiser de Roxane,
Car il faut jusqu'au ciel que mon profil me damne !
Alors pour épancher l'amour dont je suis plein,
Trop laid pour être aimé, trop fier pour être plaint,
Je vais le dire à la seule femme, une étoile,
A qui je plaise encor lorsque la nuit me voile.
Je les laisse s'aimer sur le balcon des cieux
Et je pars emportant Roxane dans mes yeux.
Je choisis pour esquif un nuage — oh, très sombre —
Pour que mon nez au moins n'y projette pas d'ombre
Quand la lune moqueuse en est à son déclin,
Je vogue, par le ciel, à mon astre opalin.
Amant des nuits sans lune où le vent me balance,
Je me suspends aux fils argentés du silence,
Voulant aimer sans rien montrer de mon émoi
Quand je songe au baiser qui s'échange sans moi,
L'étoile me sourit de sa pâle prunelle.
Et l'œil perdu là-bas, j'aime Roxane en elle.
Qu'il est amer de vivre et de souffrir tout seul,
N'osant parler d'amour qu'à travers un linceul,
N'être aimé que la nuit alors qu'on vous soupçonne,
Et quand revient le jour n'être aimé de personne,
Avoir de sombres nuits pour plus charmant séjour
Et cacher sa laideur qui resplendit au jour
Car lorsque le soleil implacable se lève,
Sa clarté que je hais me fait fuir comme un rêve !
Mais il me faut fermer ma parenthèse ici,
Et je vais renouer le fil de mon récit.)
Or donc, voilà qu'hier, quand je planais sous l'orme,
Surgit du fond des airs quelque bolide énorme.
Il ronfle sourdement, passe comme un éclair,
Créant de tels remous dans les couches de l'air,
Que, soudain chaviré, mon esquif fait panache,
Moi, je tombe, étreignant des deux mains mon panache,
Tandis que sur mon front, pour amortir mon vol,
Mon feutre se déploie en large parasol !
Sans en avoir gardé d'impressions très nettes
Je rencontrai bien des astres et des planètes,
Auxquelles en tombant je faisais des discours.
Soudain, je vois quelque chose sur mon parcours :
C'était gros, c'était long, de couleur jaune terne,
Portant à son avant deux gros yeux en lanterne,
Cela semblait ramper comme un ventre trop plein,
Étalant sur flanc ce vilain nom : zepplin.
On aurait dit au ciel quelque affreuse limace.
Passe encor de ramper, de n'être qu'une masse,
Mais ce monstre poussif, de ses yeux obstinés,
— Songez donc, mordious, qu'il regardait mon nez ! —
J'y sens, sous ce regard affluer la moutarde
Je pique de l'avant ; de le joindre il me tarde ;
Et d'un coup bien porté de mon estramaçon,
Je perce la bedaine à ce colimaçon,
Autour de moi le canon crache et le plomb siffle :
Un éclat en passant m'allonge une mornifle,
Et terminant enfin mon voyage direct,
Je viens toucher le sol dans un saut très correct.
Vous savez maintenant comment la nuit dernière
Je m'en vins échouer dans cette taupinière !
(Sur ces mots le bombardement reprend et tous les poilus sautent dans leur abris.)
Mordious, qu'avez-vous donc à rentrer dans vos trous ? —
Moi, me cacher quand on attaque, dîtes-vous ? —
Du temps de vos aïeux nous avions du panache
Et nous savions surtout le conserver sans tache.
Allez donc vous terrer : moi, je reste debout.
Avez-vous entendu : je reste, et jusqu'au bout !
(Le bombardement se fait intense.)
Pardieu, quel effrayant concert de dynamite,
Où la basse de fait à grands coups de marmite.
On devrait prohiber cet usage exclusif,
Que l'on fait aujourd'hui de poudre et d'explosif !
Jamais je n'entendis de musique pareille :
Ces coups assourdissants me martèlent l'oreille.
Oh, ces gerbes de feu ! ce déluge de fer !
Cadets, on ne peut plus tenir dans cet enfer :
Il faut songer à reculer coûte que coûte ;
Mais je crois, sangdious, que personne n'écoute !
Quoi, comment dites-vous ; tenir, toujours tenir ;
Ne jamais reculer quoi qu'il puisse advenir ?
Mordious, mais il est tout simplement sublime
Ce mot que vient de dire une bouche anonyme !
Mes petits, vous avez des panaches plus beaux
Que vos pères qui sont couchés dans leurs tombeaux,
Et vous êtes plus grands au fond de la tranchée
Que moi, debout, dans ma stature empanachée.
Bravo, vous, mes cadets de l'héroïsme obscur,
Dont le rêve et l'habit sont aux couleurs d'azur !
Nous étions fiers jadis quand nous pouvions nous battre
Mais vous avez fait mieux — c'est moi qui vous le dis —
Puisque vous avez su tenir un contre dix !
(Les Allemands ont lancé leurs vagues d'assaut derrière un rideau de gaz asphyxiants.)
Mais eux, un gaz rampant, voilà tout leur panache,
Qui voudrait vous salir de sa puanteur lâche !
Courage, mes cadets, nous partons pour le bal :
Il vous faut ajouter vos nez de carnaval ;
Et pour ce bal de mort il faut de votre casque
Abaisser sur vos yeux la visière du masque.
Pour moi, je garderai, le nasal espadon,
Masque dont la Nature, en naissant me fit don ;
Car, s'il a pu rougir parfois devant les robes,
Il ne tremblera pas d'un assaut de microbes !
Debout tous, les cadets, tandis que nous raillons,
Ils ont lâché sur nous leurs sombres bataillons.
Debout !... Tiens, mordious, l'idée est amusante,
Il faut qu'à ces messieurs, cadets, je vous présente :
Ce sont les héros de Verdun
Et les cadets de la tranchée ;
Dont la mort a frappé plus d'un,
Ce sont les héros de Verdun
Dont la gloire reste cachée,
Ceux de Pétain, de Castelnau,
Sur qui la gloire s'est penchée
Ce sont les fils de Cyrano
Et les cadets de la tranchée !
Ce sont les héros de Verdun
Dont la plaine immense est jonchée,
Mais dont il survivra plus d'un.
Ce sont les héros de Verdun
Dont la gloire reste cachée,
Ceux de Pétain, de Castelnau
Rêvant de folle chevauchée.
Ce sont les fils de Cyrano ;
Et les cadets de la tranchée !
Ce sont les héros de Verdun
C'est la phalange empanachée,
Dont la gloire a baisé plus d'un.
Ce sont les héros de Verdun
Rêvant de folle chevauchée
Ceux de Pétain, de Castelnau,
C'est la phalange empanachée ;
Ce sont les fils de Cyrano
Et les cadets de la tranchée !
(Un éclat d'obus lui enlève son nez suivi d'une balle qui lui coupe son panache.)
Ah, mordious, on se permet tous les abus :
Mon nez est emporté par un éclat d'obus !
Vertudious ! mais il faudra que je me fâche :
Voilà qu'une autre balle a coupé mon panache.
Messieurs les assassins, vous m'amputez — ô deuil ! —
De tout ce qui faisait ma gloire et mon orgueil.
Or, sachez bien que je ne puis sans préjudices
Être privé par vous de ces deux appendices,
Et je vais vous montrer sur l'heure...
Mais au fait,
Cet affront outrageant c'est peut-être un bienfait :
Me voici délivré de la caricature
Dont m'avait en naissant affligé la nature.
Maintenant que je suis presque un prince charmant,
Je pourrai réveiller Roxane au ciel dormant !
Et nous nous aimerons après un tel miracle,
N'ayant plus entre nous, mon grand nez pour obstacle !
Car pour Roxane enfin, qui m'a connu si mal,
Je dois paraître bien avec un nez normal.
(Il tire son miroir de mousquetaire coquet.)
Voyons : que ma beauté nouvelle se reflète
Dans ce petit miroir, conseiller de toilette,
Qui va jeter au ciel des reflets étonnés
De ne plus voir en lui se prolonger mon nez !
Hé ! miroir, que dis-tu de ma métamorphose ?
Quoi, comment, qu'a-t-il dit ? Vous entendez : il ose,
Il ose me répondre — ayant, hélas, raison —
« De ton nez, Cyrano, tu n'as plus un soupçon ! »
C'est mon sort : Je serai toujours aussi grotesque,
Et mon nez d'autrefois, je le regrette presque,
Car je suis condamné, là-haut, chez les élus, -
A rougir désormais du nez que je n'ai plus !
Entre ces deux excès flotte toujours ma guigne :
C'est là mon sort et mon destin : Je m'y résigne.
J'irai, traînant sans cesse un amour douloureux,
Jouer, sous une étoile, un rôle d'amoureux.
Je suis l'amant voilé, je suis celui qui sème
Des trésors de bonheur pour un couple qui s'aime,
Et qui, parlant d'amour, lorsqu'il croit s'en griser,
Entend au loin le murmure de leur baiser !
C'est mon destin, que dans la nuit noire et muette
Je chante mon amour, cachant ma silhouette.
C'est aussi mon destin de ne montrer, jamais
Ma laideur qui l'adore à celle que j'aimais,
Car si j'osais me présenter devant Roxane,
— Hélas ! — ainsi privé de mon illustre organe,
(Chez une Précieuse on est fort mal en cour
Avec un nez trop long aussi bien que trop court)
Elle dirait d'un petit air d'indifférence,
Petit air qui serait ma suprême souffrance,
Elle dirait, levant ses beaux yeux étonnés :
« Je vous aimerais tant si vous aviez un nez ! »
V. L.
Mai 1916.
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