"Où est le cadavre ?", de Perno Gomez, fut publié dans l'Almanach Vermot de 1909.
Gil Baer.
Où est le cadavre ?
Il y a une soixantaine d'années de cela parut un beau matin dans le journal Le Messager de Marseille, que dirigeait alors le spirituel chroniqueur Méry, un article du signor Mascredati, archéologue distingué, membre de l'Académie des sciences de Bologne.
Cet « éminent collaborateur », dont le Messager semblait très fier, y rendait compte des fouilles qu'il avait entreprises à Campo-Mayor et faisait part au monde savant de l'importante découverte archéologique qui venait enfin de couronner ses efforts : il était, en effet, parvenu à retrouver et à exhumer plusieurs sarcophages de l'époque du Bas-Empire, contenant des armes et des étoffes d'une valeur inestimable.
Quelques croquis d'après nature, en donnaient un aperçu schématique, mais probant.
Les braves abonnés du Messager de Marseille applaudirent bien volontiers au triomphe du signor Mascredati, et n'y pensèrent plus. Mais trois jours après, surgit un second archéologue distingué, il signor Biffi, membre de l'académie des sciences de Florence.
De passage à Marseille, cet illustrissime professeur avait lu l'article de son collègue et comme il avait, lui aussi, pratiqué des fouilles à Campo-Mayor, il avait été indigné de voir que Mascredati s'attribuait sans vergogne tout le mérite et toute la gloire de l'entreprise. Aussi, s'empressa-t-il, pour remettre les choses au point, de saisir sa bonne plume de Tolède, ou plutôt de Florence, et, l'ayant quelque peu trempée dans le fiel, il écrivit au Messager une lettre rectificative, que l'impartialité du brave Méry lui fit un devoir d'insérer...
En termes ambigus et polis, cette lettre rabattait fort proprement le caquet du signor Mascredati, et ramenait ses conquêtes archéologiques à de plus modestes proportions. Bref, l'académicien de Florence laissait à entendre que celui-de Bologne n'était qu'un vulgaire fumiste, qui se vantait des prouesses d'autrui...
Le lendemain, Mascredati, outré de ces infâmes calomnies, riposta au signor Biffi par une note virulente qui parut en première page du Messager. Il déclarait repousser du pied avec mépris, les basses insinuations d'un raté jaloux de ses lauriers ; et il flétrissait d'une plume acerbe la perfidie de ces langues de vipères qui diffament systématiquement le mérite, et qui ne craignent pas de répandre sur les plus légitimes succès de leurs collègues, la bave empoisonnée de l'envie... Et allez donc ! Biffi eut son clou rivé de la belle manière !... Mais il ne se tint pas pour battu... Ce camouflet ne fit, au contraire, qu'exaspérer sa fureur : usant de son droit de réponse, il rédigea aussitôt pour le Messager, un entrefilet féroce, où il accusait Mascredati d'être un espion autrichien...
A cette révélation sensationnelle, un indescriptible émoi s'empara des lecteurs et abonnés de ce paisible journal, inopinément transformé en champ de bataille ; les uns prirent parti pour le champion de Florence, les autres, pour le rempart de Bologne. Et cette querelle épique se mit à passionner tout le monde, encore mieux que le plus palpitant des romans feuilletons... Bref, de la Cannebière aux Musées, on ne parla bientôt plus que de l'AFFAIRE, et on se demanda avec une certaine anxiété, lequel des deux signors mangerait l'autre. Serait-ce Biffi ! Serait-ce Mascredati ?... Captivant problème, au sujet duquel les meilleurs amis échangeaient des horions, et les pingres eux-mêmes engageaient des paris : Mascredati, le favori, était à égalité, et Biffi, l'outsider, à cinq contre un...
Mais ce dernier, perdant le terrain qu'il venait de conquérir, retomba à dix contre un, quand son adversaire, en réponse à ses accusations d'espionnage, l'eut publiquement démasqué... Selon les dires de Mascredati, le signor Biffi n'était qu'un vil imposteur : il n'avait pas plus d'instruction qu'une courge ; et, s'il avait appartenu à l'Académie de Florence, ce n'était qu'en qualité de garçon de bureau, chargé de frotter le parquet ou de laver les vitres...
Le Messager de Marseille, avec une impartialité qui lui faisait honneur, enregistrait tour à tour le pour et le contre, en laissant à chaque antagoniste la responsabilité de ses assertions...
Une telle dispute devait avoir — c'était fatal, un dénouement tragique. On apprit un matin que Mascedati, au comble de l'exaspération, avait giflé Biffi en pleine Cannebière.
D'où constitution de témoins, qui jugèrent une rencontre inévitable.
Les conditions, l'heure et le lieu du combat furent tenus secrets, et tout se passa dans un si grand mystère que nul ne parvint à découvrir la piste des adversaires et de leurs témoins. La ville intriguée attendit fiévreusement le résultat de ce mémorable duel...
Le surlendemain, le numéro du Messager de Marseille parut encadré de noir. L'infortuné Mascredati avait été tué ! En quelques lignes émues, Méry annonçait la sinistre nouvelle et retraçait la carrière du défunt si prématurément fauché en pleine force, en plein talent, etc.
L'affaire était grave : le Parquet ouvrit une enquête... Mais toutes ses investigations furent vaines ; il ne trouva trace ni du meurtrier, ni de la victime, et cette cruelle énigme demeura pour lui indéchiffrable. Personne n'avait rien vu, personne ne savait rien !...
Il n'y avait qu'un homme à Marseille qui eût l'air de savoir quelque chose : c'était Méry, le directeur du Messager.
En désespoir de cause, le procureur du roi (on était sous Louis-Philippe), pria donc le sieur Méry de passer à son cabinet, afin de lui fournir quelques éclaircissements sur ce drame par trop obscur...
— Où est le cadavre ? demanda le magistrat au journaliste, dès que celui-ci fut en sa présence...
— Il n'y a point de cadavre ! répondit Méry en souriant.
— Comment !... Le signor Mascredati est pourtant bien mort ?...
— Il n'est même pas né, monsieur le Procureur !...
— Hein ! que dites-vous ?
— Je dis que le signor Mascredati n'a jamais existé, — si ce n'est dans mon imagination...
— Et Biffi ?...
— Biffi non plus !...
— Alors ?...
— Alors, c'est moi qui les ai inventés tous deux, histoire d'amuser un peu mes lecteurs... C'est moi qui ai, de toutes pièces, fabriqué leurs polémiques, pour meubler à peu de frais les colonnes de mon journal...Cela aurait pu durer encore longtemps, car ces deux mythes étaient devenus les hommes du jour... Seulement, comme ils finissaient par m'embarrasser, j'ai résolu d'en tuer un, pour couper court à la plaisanterie !... Voilà toute la vérité, monsieur le Procureur : vous pouvez clore l'instruction et classer l'affaire... Il faut bien rire un peu, dans cette vallée de larmes !...
Est-il besoin de dire que le magistrat n'attendit pas la fin du récit pour s'esclaffer à gorge déployée...
Le dossier Mascredati fut déchiré ; et la justice renonça à poursuivre l'assassin de l'illustre académicien.
Six mois après cette aventure, Méry fumait tranquillement sa pipe, un soir, au coin de son feu, lorsqu'on vint l'avertir qu'une dame désirait lui parler, d'urgence, pour affaire personnelle...
Il vit entrer dans son cabinet de travail une majestueuse matrone en grand deuil. Sans lui donner le temps de placer une parole, la dame exhala sur son infortune des lamentations déchirantes ; et, entre deux sanglots, elle supplia Méry, interloqué, de lui venir en aide, au nom de l'amitié fraternelle qu'il portait au cher mari qu'elle avait perdu !... En même temps, elle lui présentait une liste de souscription sur laquelle les plus illustres princes de la science s'étaient inscrits pour des sommes notables. Méry, en lisant le nom de l'époux défunt que pleurait la dame en noir, ne put s'empêcher de verser à son tour une larme d'attendrissement.
Il balbutia :
— Ah ! oui, en effet !... pauvre ami !...
Et il donna cent francs à l'intéressante solliciteuse...
C'était la veuve de Mascredati !
Il avait trouvé plus fort que lui !..
PERNO-GOMEZ.
Cette fausse histoire fut réellement publiée dans les colonnes du journal Le Messager de Marseille !
Les Annales politiques et littéraires du 9 février 1896 apportent d'ailleurs les informations complémentaires suivantes :
Un an après, une femme vêtue de noir et tenant par la main deux enfants en bas âge, sonnait à la porte de Méry et le suppliait d'ajouter son nom à la liste de souscription où figuraient déjà d'illustres signatures.
C'était la veuve de Mascredati !
Méry fondit en larmes et donna cent francs : le mystificateur avait trouvé plus fort que lui et s'exécutait de bonne grâce.
D'ailleurs, un autre succès l'attendait. Il apprit, quelques mois plus tard, que la ville de Boggi-Bonzi, qu'il avait assignée comme lieu de naissance a Mascredati, venait d'élever un monument funèbre à l'infortuné savant. L'éloge de la victime de Biffi avait été prononcé à l'Académie des Arcades par un patriote italien.
Cet article, signé
Mystification de Joseph Méry", relate d'autres "inventions plaisantes d'un mystificateur célèbre, de Joseph Méry, — qui fut aussi l'un des plus fins littérateurs de la brillante pléïade de 1830."
Commenter cet article