A cette époque, la petit Cyrano n'avait que sept ans et il se croyait beau parce qu'il ne s'était jamais regardé. Il admirait d'ailleurs l'univers entier et particulièrement le grand jardin où il y avait des géraniums rouges et des lauriers roses. Un ruisseau qui passait au milieu entretenait la fraîcheur des pelouses. Il n'avait pas le droit de s'en approcher, mais toutes les allées étaient son domaine.
Il pouvait, sans crainte d'être grondé, aller jusqu'au carré des plantes médicinales qui se trouvait tout au bout de ce paradis terrestre. Car Mme de Bergerac, sa mère, connaissait la vertu des plantes et cultivait celles que la nature bienveillante a mises à la disposition de l'homme pour soulager ses misères. Elle entourait de soins la petite centaurée qui apaise les fièvres, la mauve qui se prend contre les rhumes, le pavot qui fait dormir, la menthe qui guérit les maux d'estomac, la bourrache qui est dépurative et la renoué astringente.
La petit Cyrano était encore ignorant, mais il admirait les fleurs bleues de la bourrache et les petits pétales de la centaurée. Il aimait aussi les larges pétales soyeux du pavot qui frissonnent sous la brise comme des papillons prêts à s'envoler, et les feuilles de la menthe qui laissent une bonne odeur aux doigts.
Ce jour-là, Cyrano avait reçu la visite de sa cousine Roxane et de son ami le jeune vicomte de Niversac. Comme il était fier de son jardin, il voulut en faire admirer les agréments à ses hôtes, et cela était d'un cœur généreux.
— Chez moi, dit M. de Niversac, il y a des pigeons qui roucoulent sur les toits.
— Chez moi, dit Cyrano, il y a des géraniums rouges et des lauriers roses.
— Chez moi, il y a des petits canards qui marchent à la file et font éclabousser l'eau de la mare.
— Chez moi, dit triomphalement Cyrano, il y a des roses.
— Oui, mais tes fleurs ne se mangent pas tandis que les canards font de bons pâtés.
— Oh !... fit Cyrano, scandalisé parce qu'il n'avait point l'esprit pratique, étant un futur poète.
— Moi, conclut péremptoirement Roxane, j'aime mieux les fleurs que les petits canards.
Cyrano se redressa avec orgueil. Son ami rougit de honte et chercha le moyen de se venger. L'ayant trouvé, il se planta devant son rival :
— Oh ! s'exclama-t-il avec l'accent de la surprise, tu es donc tombé que tu as une bosse sur le nez ?
Le petit Cyrano avait un nez monstrueux et plus volumineux qu'il ne sied. Mais il ne savait pas, ce qui était une raison suffisante pour qu'il n'en prit point souci. Pourtant il comprit qu'il était insulté et se précipita, poings fermés, sur le jeune vicomte de Niversac. Les deux adversaires luttèrent avec courage et la présence de Roxane décuplait leur ardeur. Cependant il devint bientôt évident que le dieu des combats ne favorisait pas l'héritier des Niversac. Les cheveux qu'il portait longs l'aveuglaient et ses coups s'égaraient dans le vide. Enfin son front heurta la caisse d'un oranger, ce qui lui fit pousser un cri de douleur et demander grâce.
Cyrano se releva. Roxane battit des mains, car les femmes applaudissent toujours le vainqueur. Ce dernier ne semblait pas jouir suffisamment de ses succès. Il gardait un silence farouche. Pour la première fois, le soupçon lui venait de sa disgrâce physique. Il est navrant de triompher en sachant que l'on a tort et il sentait confusément que sa victoire était inutile. Elle ne rendrait pas l'illusion, qui est tenace, mais ne renaît pas, une fois morte.
Roxane, qui était pitoyable aux souffrances physiques du héros, encore qu'elle ne se doutât point de son tourment moral, voulut panser ses blessures. Elle s'approcha du ruisseau, et trempa son mouchoir dans l'eau fraîche. Puis elle revint vers le petit Cyrano, qui s'en tirait avec un nez saignant et tout écorché. Car vraiment cet appendice avait offert par trop de prise aux mains et aux ongles de son adversaire.
Appuyé contre la caisse de l'oranger, le jeune vicomte les regardait de loin sans oser s'approcher, sachant que les vaincus n'ont pas droit aux soins et aux consolations. Puis, comme il avait l'âme fière, il feignit de s'intéresser à la présence d'un moineau qui picorait des graines dans l'allée.
Cependant, Roxane, pour faire admirer son talent d'infirmière, tira de sa poche un petit miroir dont son père lui avait fait cadeau le matin même. Cyrano se contempla avec inquiétude. Il aperçu son nez tout rouge, qui cachait deux bons tiers de son visage, et remplissait à lui seul tout le miroir. Il vit qu'il était laid, et, ayant perdu l'ignorance qui est la seule condition du bonheur, il pleura...
Le soir, sous le clair de lune qui bleuissait le jardin, le petit Cyrano, tirant sa mère par sa jupe, l'amena jusqu'à la corbeille des plantes médicinales.
— Maman, dit-il, montre-moi la plante qui rend beau.
Elle le regarda avec surprise :
— Je n'en connais pas. Mais pourquoi faire ? Il n'y a pas sur la terre un enfant plus joli que toi.
Et elle ne faisait qu'exprimer la conviction profonde de son cœur maternel.
Pierre de la Batut
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