Belphégor
Vous m'affirmez que les chevaux sont doués d'une mémoire extraordinaire, vous allez jusqu'à prétendre que leur œil de visionnaire leur permet de percevoir bien des choses de l'au-delà... Peut-être avez-vous raison ; que pensez-vous de la bizarre aventure que voici :
Un soir de novembre 1915, je me trouvais seul, à cheval complètement égaré au milieu du lugubre désert qui s'étend à présent de W... à B... Attila, hélas ! est passé par là !...
Je pressais l'allure de Belphégor, un vieux roussin de réforme que j'avais acheté tout récemment, au hasard d'une commission militaire rencontrée dans un bourg où m'avait appelé ma profession de vieux médecin de campagne. Les tares du bidet convenaient merveilleusement à ma caducité en lui interdisant toutes velléités de gambades intempestives ou d'allures quelque peu allongées. C'était, au demeurant, un animal de bât fort convenable, nullement rétif, d'une douceur attendrissante et qui, j'en étais du moins convaincu, ignorait dans son âme candide, si étrange que cela puisse paraître chez un de ses pareils, ce redoutable sentiment commun pourtant à tous les êtres animés : la peur.
Il est vrai que c'était un vieux briscard qui avait dû en voir de rudes en 1914 ! J'avais appris en effet qu'il provenait de la réforme des hussards !... Donc, dis-je, je pressais l'allure de Belphégor dont les sabots résonnaient sur le sol durci par la gelée du mélancolique sentier dans lequel je m'étais engagé, quand, au bout d'une centaine de mètres, je m'aperçus avec ennui que ce sentier ne menait qu'à un amas de masures croulantes, tapies au creux d'un petit vallon. Débris d'une vaste ferme ravagée par l'incendie, crevée par les obus, la ruine conservait pourtant quelques appentis aux toits percés à jour et l'on reconnaissait l'emplacement de sa vaste cour.
L'ombre devenant décidément hostile, je résolus de cantonner tout comme un troupier dans cet asile désolé. Malgré mes soixante-cinq ans bien sonnés, une nuit à la belle étoile n'est pas pour m'incommoder, je suis un vieux rustique, et une cabane de berger, une de ces minuscules roulottes que l'on rencontre parfois encore dans nos campagnes, épargnée, par quel miracle ? me parut un abri des plus confortables pour attendre l'aube.
Après avoir donné à mon cheval les soins indispensables, je l'attachai à un vieil anneau, puis j'allai me pelotonner dans la cahute où je m'endormis profondément.
Il y avait longtemps sans doute que je m'étais assoupi, lorsqu'un bruit insolite vint dissiper mon sommeil. Sans nul doute, il était arrivé quelque chose à mon cheval ; je l'entendais piaffer avec rage et hennir désespérément. Je me coulai hors de mon gîte et m'élançai dans la cour.
La nuit était calme sous la pleine lune qui baignait les ruines de sa placide clarté et j'aperçus mon cheval tirant sur sa longe et donnant tous les signes d'un affolement extraordinaire.
J'eus vite fait de le détacher et je flattai de la main son encolure trempée de sueur. Il parut se calmer ; mais, la tête basse, les naseaux dilatés, il ne cessait de renifler le sol et un léger tremblement continuait d'agiter son échine. Puis, brusquement, il fit de côté un terrible bond et partit à travers la cour dans un galop furieux.
Je restai stupéfait : et durant quelques instants, Belphégor me donna un incompréhensible spectacle... Il s'était arrêté, dans son élan, devant le grand portail de la ferme qui, démuni de porte, s'ouvrait sur la campagne déserte ; et là, le cheval insensé, tour à tour se cabrait, voltait avec une vivacité inouïe, présentant au seuil vide tantôt un flanc, tantôt l'autre, courbant son encolure, rangeant les hanches, dressant la tête, les lèvres retroussées, les dents luisantes, les naseaux en feu comme s'il se défendait et cédait, alternativement, à la main puissante d'un cavalier invisible !...
Puis tout à coup, et restant toujours face au porche béant, le cheval se mit à reculer vers moi en ployant sur ses jarrets, la tête toujours dressée, la queue fouettant ses flancs que je voyais fumer sous la lune... Que se passa-t-il en moi à ce moment ? Je ne sais... A quelle force mystérieuse ai-je moi-même obéi ? Comment se fait-il que malgré la faiblesse indéniable de mon âge, j'eus la vigueur de sauter sur le dos de Belphégor ? Pourquoi donc l'ai-je fait ? et comment n'ai-je pas été démonté vingt fois, lorsque parti à tous crins dans une galopade infernale, nous franchîmes, l'un portant l'autre, la clôture des ruines hallucinantes, les fossés profonds, les croupes des collines blanches de gel, semées de fondrières et des mille embûches de la nuit ?...
Enfin, au détour d'une butte, je vis briller des lumières ; il me sembla entendre de grands cris, mais j'étais à bout de forces et je perdis la notion des choses.
......................................................
...........Lorsque je revins à moi, le jour brillait, j'étais étendu dans un grand lit de ferme cossue, mes hôtes se pressaient à mon chevet et, en me voyant ouvrir les yeux, le chef de la famille eut un gros rire :
— Eh dame ! monsieur le docteur, me dit-il, vot' sacré carcan vous en a fait voir de rudes l'aut' nuit !... C'est que vous n'étiez plus venu chez nous depuis la guerre ; et vot' bicot, lui, il y est déjà venu depuis qu'on se bat !... Oh ! je l'aï bien reconnu, allez ! Il nous a amené ici, un soir de septembre 1914, un pauv' petit maréchal des logis, un hussard qu'avait deux coups de lance dans la poitrine ; y s'avait fait surprendre avec son détachement par des uhlans cantonnés dans la ferme de la Thibaudière... Sans doute qu'hier soir vous êtes passé près des ruines... Alors, le cheval, lui, y s'a souvenu ; il a fichu le camp, et comme y connaissait le chemin, y vous a amené ici !...
Je ne répondis rien, j'étais encore trop faible, mais depuis, j'ai bien souvent songé à cette bizarre aventure... et je me suis toujours demandé si le cheval n'avait fait que se souvenir... ou bien s'il obéissait ; car, au cours de cette effroyable guerre, les morts d'hier et de jadis ne se sont-ils pas dressés plus d'une fois parmi des vivants qui, eux, n'étaient pas des visionnaires et qui, tout comme Belphégor, subissaient leur volonté victorieuse ?
Edmond Edouard-Bauer.
Commenter cet article