"S'il n'y avait pas eu la guerre ! (Suppositions...)", par Louis Latzarus fut publié dans la revue L'Image n°12 de 1932.
Le rédacteur en chef de L'Image était Roland Dorgelès — bien connu pour son roman Les Croix de bois — membre de l'Académie Goncourt, aux côtés des frères J.-H. Rosny (entres autres).
Le texte est accompagné de 4 illustrations signées Zyg Brunner.
A lire aussi :
Louis Latzarus - Hommes de Fer (1937)
Théodore Botrel - L'Aigle et le Tigre in L'Ambulance (1918)
Pierre Mac Orlan : Verdun 1935, Mémorial intime d'une guerre
Capitaine Danrit : Tombé au champ d'honneur (1916)
Maurice Dekobra - Crème de Menthe (1916)
G. de Pawlowski - L'Artilleur du métro (1917), illustré par Gus Bofa
Dans ce café où l'orage, à mon grand contentement, m'avait forcé d'entrer, je trouvai mon ami l'optimiste. C'est un homme long et maigre, qui a des yeux enfoncés, un menton plat, des joues creuses et toute l'apparence d'un mélancolique. Personne, cependant, n'a, plus de sérénité que lui. Il s'accommode de tout, ne proteste jamais contre le temps qu'il fait, ne dit pas de mal des femmes et ne considère les hommes que sous leur aspect comique. Aussi est-il reposant et réconfortant. Je m'assis près de lui avec un vif plaisir, et il se mit aussitôt à parler, comme je m'y attendais bien. Car il est un peu bavard et ce n'est pas le moindre de ses charmes.
— Je viens, me dit-il, de lire dans un journal la fameuse phrase de Talleyrand : « Ceux qui n'ont pas vécu avant la Révolution n'ont pas connu la douceur de vivre ». On devrait bien nous épargner ces citations éculées, surtout quand elles formulent une sottise. Je comprends bien que Talleyrand ait regretté le temps de sa jeunesse. De même mon arrière-grand-père regretta le temps de Louis-Philippe et mon grand-père le Second Empire...
— Et nous, nous regrettons l'avant-guerre.
— Nous ? Dis que toi, tu la regrettes, mais moi, non.
— Comment ! tu ne trouves pas que nous étions heureux avant la guerre ?
— Heureux ? dit-il, qu'appelles-tu être heureux ? Je ne me souviens pas d'avoir goûté un bonheur particulier en 1910.
— Nous ne savions pas que nous étions heureux, mais nous l'étions.
— Qu'est-ce qu'un bonheur qu'on ignore ?
— Nous le connaissons maintenant. Nous constatons que si la guerre n'avait pas éclaté, nous mènerions une vie toute différente et plus agréable.
— En es-tu sûr ? T'es-tu demandé ce qui se passerait si la guerre n'avait pas éclaté ?
— Souvent ! dis-je avec assurance.
— Ah ! et que se passerait-il ?
— D'abord, la vie serait moins chère.
— Oui, mais tu gagnerais moins d'argent. Je me rappelle d'ailleurs fort nettement que, dès 1904, on se plaignait que la vie fût trop chère. On s'en plaint toujours, à toutes les époques. Et j'ai l'impression qu'on n'a jamais dépensé autant d'argent qu'aujourd'hui, et plus joyeusement.
— Par dérèglement ! m'écriai-je. Les gens ont renoncé à épargner.
— Oh ! Ce n'est pas sûr du tout. Il paraît que les dépôts en banque atteignent le maximum. Je lis cela tous les jours, et les commerçants se plaignent, disant qu'on ne leur achète plus rien, par économie.
— Tu vois bien ! Donc on ne dépense pas comme tu le dis !
— Mais si ! Seulement, on ne dépense plus de la même façon. On fait moins de dépenses utiles, et plus de dépenses agréables. On s'habille mieux, on mange mieux, on va régulièrement au cinéma, on a une auto. On n'avait pas d'auto, avant la guerre. Était-ce préférable ?
— Tu ne vas pas soutenir que c'est la guerre qui nous a apporté l'auto ?
— Non, mais je dirai qu'elle y a contribué. Sans elle, les fabricants d'obus n'auraient pas transformé leur matériel et ne seraient pas devenus fabricants de châssis. L'auto à bon marché est née de la guerre.
— Continue ! dis-je amèrement. Tu vas tout à l'heure prétendre qu'il faut des guerres pour que les hommes soient heureux.
— Ah ! Dieu m'en garde ! Je donnerais toutes les autos du monde en échange de la vie d'un seul combattant. Mais nous nous demandons ce qui se passerait si la guerre n'avait pas eu lieu. Je réponds que le progrès matériel serait moins sensible.
— Et le progrès intellectuel ? Tu ne vois pas tous ces petits jeunes gens présomptueux qui veulent du premier coup égaler les maîtres, et qui...
— Arrête-toi ! La guerre a donné l'essor à plusieurs écrivains de haute valeur. Tu connais leurs noms comme moi. Au reste, la transformation des jeunes esprits avait commencé bien avant 1914. Je n'étais déjà plus un débutant à ce moment-là, et j'étais suffoqué par ce que j'entendais mes cadets proclamer. Admettons que les événements aient précipité une évolution. Mais c'est tout.
— Et les nouveaux riches ? Tous ces vilains personnages qui...
— Peuh ! La plupart d'entre eux ont déjà rendu leurs gains excessifs. Ces fortunes-là ne durent jamais bien longtemps. Sans compter que le fisc s'est chargé de les réduire.
— Le fisc ! Parlons du fisc. Si nous payons des impôts écrasants, c'est à cause de la guerre.
— Là, je te donne raison. Du moins en grande partie. Il est certain que nous paierions moins d'impôts s'il n'y avait pas eu de guerre. Mais nous nous sommes, tant bien que mal, résignés. Il reste à savoir si véritablement nous ne vivons pas mieux, malgré ces impôts, en 1932 qu'en 1913, Dans l'ensemble, on peut dire oui.
— Ce n'est pas solide. Nous verrons cette apparente prospérité s'écrouler.
— Et en 1913, était-ce solide ? Ne me fais pas rire. Qu'est-ce qui est solide, sur cette terre ? En attendant, je constate que toute la différence que tu aperçoives entre l'avant-guerre et l'après-guerre, c'est le chiffre des impôts. Tu crois que la vie était plus aisée ? Nullement. Rappelle-toi ces cortèges de cheminots qui parcouraient Paris en criant : Nos cent sous ! Nos cent sous ! Ils demandaient cinq francs par jour, qu'ils n'avaient pas. Tu ne vas pas me dire qu'ils nageaient dans la joie. Non, si l'on ne regarde que les conditions matérielles de la vie, elles sont meilleures qu'il y a dix-huit ans.
— Et les conditions morales ?
— Ah ! C'est autre chose. La guerre étant une immoralité n'a pas laissé derrière elle un progrès moral. Il faudra encore de longues années pour nous guérir de sa pestilence. Mais revenons à notre propos : que se passerait-il s'il n'y avait pas eu de guerre ? Hélas ! il se passerait à peu près ce que nous voyons, sauf que nous serions privés de certaines commodités, qui seraient venues plus lentement.
— Alors, tu es content ?
— Oui, dit placidement mon ami.
Louis Latzarus
Commenter cet article