Ce texte, écrit par Nino Frank, fut publié dans la revue L'Image n°63 de 1933.
Il est accompagné de 4 illustrations signées
Le rédacteur en chef de L'Image était Roland Dorgelès — bien connu pour son roman Les Croix de bois — membre de l'Académie Goncourt, aux côtés des frères J.-H. Rosny (entres autres).
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Pour un spécialiste des maladies mentales, c'est une fin triste mais en somme assez logique que de devenir fou. Le dérangement cérébral est vraiment contagieux : on l'étudie chez les autres et on finit par l'avoir soi-même. Le cas du Dr Mabuse était déjà passablement désolant : ce grave savant s'était mué en hypnotiseur criminel et faisait exécuter à ses victimes les actes les plus répréhensibles. On l'installa au cabanon : il se calma, mais se mit à écrire une sorte de manuel du parfait criminel. Or, son médecin, le Dr Braum, ne demandait pas mieux que de devenir fou, lui aussi : il s'empara du testament criminel de son patient et eut tôt fait d'en mettre tous les plans à exécution. Bref, le grabat du Dr Mabuse était encore chaud (son occupant venant de mourir) quand on y jeta le Dr Baum, qui commençait à exagérer. Cet internement fit plusieurs heureux, en particulier un certain détective révoqué, qui avait tout découvert, en était devenu fou, et qui recouvra la raison ; le commissaire Lohmann, qui avait eu à s'occuper des crimes du Dr Mabuse, puis de ceux du Dr Baum ; et un jeune homme et une jeune fille qui s'aimaient, et que le Dr Baum avait failli réduire à l'état de cadavres, à la suite de quelques péripéties dramatiques.
On eût pu penser que la série noire était terminée et que Berlin n'allait plus avoir de cauchemars.
Pas du tout : bien qu'il fût mort, Mabuse continuait à exercer ses ravages.
On avait beaucoup parlé de lui et de son étrange démence ; le Dr Baum lui-même, pour qui Mabuse avait toujours été un sujet d'exception, avant de devenir son inspirateur, ne s'en était pas privé, au cours de ses leçons à la Faculté de Médecine. Aussi, la cellule du Dr Baum, héritier de Mabuse, recevait-elle fréquemment des visiteurs qui venaient admirer de visu le désordre de cet esprit remarquable. Or, la démence du Dr Baum avait pris un aspect assez inattendu.
La grande idée du Dr Mabuse, que le Dr Baum avait adoptée, consistait en ceci : une suite d'actes criminels, organisés avec l'astuce la plus éclatante et exécutés pareillement, devaient engendrer dans la métropole un état de terreur dont les effets ne pouvaient qu'être salutaires ; l'excès dans le mal, la destruction systématique, le bouleversement de la vie citadine, devaient avoir pour résultat infaillible le règne du Bien, ce Bien philosophique et avec majuscule, que seuls des psychopathologues déchus peuvent concevoir. Mabuse et Baum étaient, à leur manière, des philanthropes : malheureusement, leur grande idée paraîtrait un peu risquée aux politiciens les plus audacieux...
Baum, avant de tomber aux mains de ses infirmiers, avait eu le temps d'accomplir quelques-uns des actes délictueux inventés par son maître. Le dernier choc subi par son esprit vacillant, au cours de sa lutte avec le commissaire Lohmann, lui fit sans doute croire que ses plans avaient réussi. Seul dans sa cellule, cet homme s'imagina que le monde était désormais nettoyé de fond en comble et que le règne du Bien était venu : il se mit donc à écrire, à son tour, mais toujours sous l'inspiration de Mabuse, un testament où il expliquait aux hommes la meilleure façon d'organiser le bien. Ce suprême enseignement du Dr Mabuse allait avoir les suites les plus fâcheuses, on va le voir, car tous les visiteurs du Dr Baum, séduits par sa force de persuasion, s'en retournaient chez eux décidés à ne plus vivre que selon les principes de l'éthique mabusienne.
Ainsi, le commissaire Lohmann qui croyait avoir retrouvé la paix, se trouva-t-il amené à intervenir derechef.
Le règne du Bien ne commença pas d'un seul coup : les disciples du Dr Baum ne pouvaient faire leur propagande qu'avec lenteur. Transformés en agneaux, grâce aux feuillets qu'écrivait interminablement leur maître, ils se mirent à détraquer, petit à petit, l'organisation de la vie familiale et sociale dans leur ville.
Au bout de quelques semaines, cette action souterraine produisit les premiers résultats, que les autorités jugèrent fort déplorables. Dans les rues, les véhicules n'avançaient plus, car — le Bien régnant — on ne voulait plus faire de mal aux bêtes de traction, ni même aux moteurs des autos, dont la plainte est souvent si émouvante. La vente des produits alimentaires commença à souffrir prodigieusement : les agriculteurs de la banlieue avaient peur de toucher aux légumes avec leurs armes ou leurs mains : pourquoi ôter la vie aux plantes ? Aux abattoirs, les tueurs n'assénaient que des coups de plus en plus faibles sur les tètes des bœufs et des moutons : quant à ceux qui étaient munis d'un pistolet, ils chargeaient à blanc. Et comme les choses, aussi, souffrent on n'osa plus marcher longtemps, pour ne pas piétiner le macadam ou les planchers. On n'entendit plus les robinets geindre, les chaises grincer ; et, quand il pleuvait, la foule, apitoyée par ces larmes du ciel, ne pouvait pas s'empêcher de tirer son mouchoir et d'éclater en pleurs.
Bien entendu, la même cause produisit des effets semblables chez les hommes, dans leurs rapports avec leur prochain. Inutile de dire que toute tractation financière devint désastreuse : on ne tenait qu'à rendre heureux son prochain, si bien que la mercière du coin offrit la moitié de sa boutique pour quinze pfennigs, et le directeur de la Reichsbank fit rembourser chaque chèque le double de ce qu'il valait. Dans la rue. les jours de soleil, on s'efforçait de ne pas empêcher les autres passants d'en goûter les rayons bienfaisant : tout le monde rasait les murs. Et les jours de pluie, c'était à qui parviendrai à offrir son parapluie et ses galoches à son voisin. Les dames se trouvèrent toutes jolies et intelligentes, entre elles, et les hommes couraient d'une maison à l'autre, proposer leur argent, leurs idées, leur vie.
Cela devint encore plus désastreux, le jour où le Dr Baum décréta qu'il fallait, également être bon envers soi-même. On sait que cela est naturel à l'homme : on naît bon envers soi-même. Mais du jour où le Bien avait commencé à régner, on l'était devenu beaucoup moins : c'est qu'on ne peut l'être envers les autres que si l'on s'oublie. Comment venir à bout de cette contradiction ? Il fallait tout offrir au voisin, et en même temps à soi-même. Le voleur ne devait plus voler, pour amour du Bien, mais il devait quand même voler, par bonté envers soi-même. Le boucher ne devait plus vendre de gigots, par amitié pour les moutons, mais il devait en vendre quand même, pour se procurer du bien-être. Les belles-mères ne devaient plus asticoter leurs gendres, parce qu'ainsi voulait le Dr Baum, mais elles devaient le faire pour se donner de la joie, car le Dr Baum le voulait également.
Bref, ce fut la pagaïe, la pagaïe la plus désolante qu'on eût jamais vue : les pauvres Berlinois en furent réduits à se terrer dans les recoins les plus sombres de leurs appartements (il ne fallait pas faire gémir les lampes, grincer les lits, souffrir les chaises), immobiles et silencieux, incapables de parler par crainte de troubler l'air, les paupières baissées pour que les prunelles ne se fatiguent pas, et nus pour que les vêtements puissent se reposer en paix.
On se ruine à moins : il est clair que le dépérissement de Berlin ne pouvait que devenir radical. Il existait sans doute de nombreux hommes de sens rassis, qui recrutaient surtout dans les sphères officielles on financières, et qui avaient heureusement résisté à la contagion. Quand l'épidémie devint trop grave, ils formèrent un comité de salut public qui siégea en permanence : on essaya d'envoyer, de par la ville, des professeurs de Mal, pour essayer de guérir sournoisement les Berlinois ; des policiers expérimentés suivirent des cours de technique criminelle, et la Reichswehr fut mobilisée, en civil, pour commettre, aux quatre coins de Berlin, des crimes de toute espèce, car souvent l'exemple est la meilleure exhortation ; on finit par placarder dans les rues un décret exigeant le retour à la malhonnêteté, à l'injustice, au mal.
Rien n'y fit : les gens ne sortaient plus de chez eux. Le Bien régnait puissamment, et c'était un fléau que les prophètes n'avaient pas prévu.
C'est alors qu'on eut de nouveau recours au commissaire Lohmann, esprit inventif et vieil antagoniste de Mabuse, Baum et leurs idées. Le commissaire avait un plan tout prêt : il en donna lecture devant le comité de Salut public. On l'examina sous toutes les coutures, on le discuta et finalement il fut adopté. Le lendemain, on le mit à exécution.
Le Dr Baum, endormi au préalable à l'aide du chloroforme, fut transporté dans les fourrés épais qui entouraient les restes calcinés de l'usine à laquelle il avait fait mettre, le feu, avant d'être enfermé. Sur ces restes, des centaines de bidons de liquides inflammables furent versés, et bientôt un nouvel incendie éclata. A ce moment, prudemment, on réveilla le Dr Baum.
Comme tout dément replacé dans la situation au cours de laquelle il a perdu sa raison (tous les livres vous l'apprendront), Baum, en se réveillant oublia tout ce qui avait suivi l'incendie de l'usine. Comme cette nuit-là, il fut découvert par un projecteur, il courut vers son auto, s'envola, poursuivi par le commissaire Lohmann.
Mais, cette fois-ci, il eut tôt fait de le semer : il rentra chez lui. et eut la joie de trouver morts le jeune homme et la jeune fille qu'il avait condamnés. Il apprit, dans le courant de la nuit, que ses plans avaient été suivis à la perfection, que les banques avaient été dévalisées, les usines incendiées, des gens assassinés (il ignorait pourtant que tout cela avait été l'œuvre de la police et non pas de sa bande). Il eut enfin à l'aurore, la joie de voir apparaître le fantôme du Dr Mabuse, qui prit la voix du commissaire Lohmann pour lui dire :
— Je suis content de toi, cher disciple : il ne faut pas que tu t'arrêtes en si bonne route. Je te donnerai de nouveaux plans d'action : mais nous ne travaillerons plus sur une si grande échelle, car l'excès en tout est un défaut.
« Désormais, au lieu de t'occuper uniquement de ton propre pays qui n'a pas besoin d'une telle sollicitude, tu dirigeras ton action sur l'étranger. Tu commenceras par lui prouver que l'intolérance est un moyen de gouverner. Tu feras souffrir ceux qui ne sont pas de ta religion. Tu te conduiras vis-à-vis d'eux avec brutalité, injustice. Tu les mettras à la porte de ta patrie en confisquant leurs biens : ce sera un moyen de combler notre déficit.
« Tu rouleras des yeux méchants vers toutes les frontières sans souci des torticolis. Tu prononceras des discours vengeurs et menaçants. Tu feras trembler le monde sur ses bases. Peut-être, si c'est bien fait, te feras-tu prendre au sérieux, on ne sait jamais ».
Ainsi en fut-il : Baum, inspiré par Mabuse-Lohmann, devint un criminel toujours impuni, et Berlin retrouva sa quiétude et sa vie normale.
Nino Frank.
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