"Messieurs de l'An 6939...", par Bour, fut publié dans Mon Camarade du 9 février 1939.
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On vient d'envoyer une lettre « à n'ouvrir que dans cinq mille ans ».
— Où cela ?
— En Amérique, voyons... C'est une lettre un peu particulière et qu'on ne peut confier à la poste. Les Américains l'appellent capsule du temps. Enterrée à 15 mètres de profondeur, au beau milieu de l'Exposition de New-York, une longue torpille de métal, ne contient, rassurez-vous, aucun explosif (ce serait une bien vilaine farce à faire à nos descendants qui ne se serviront de la poudre que pour fouiller le centre de la terre ou lancer des avions fusées vers les astres...), elle renferme au contraire des objets et des outils pacifiques capables de renseigner très exactement sur l'état de notre civilisation.
Combien nous-mêmes regrettons de ne pas avoir à notre disposition une capsule du temps lancée il y a cinq mille ans par les Égyptiens, par exemple ! Il nous faut fouiller des déserts, explorer des grottes, remuer la vase de grands fleuves pour découvrir une poterie, des os, une assise de pierre, quelques signes taillés ou peints sur une roche ; si nous trouvons bien encore des armes, des bijoux, des outils, les textes nous manquent qui nous renseigneraient sur les coutumes, les croyances, les connaissances de nos ancêtres ; grâce à la pierre de Rosette où une inscription est répétée en plusieurs langues, le savant français Champollion parvint, après de longues années de travail, à déchiffrer l'écriture si compliquée des Égyptiens, les hiéroglyphes, et on a pu lire des milliers de textes qui jusqu'alors restaient mystérieux.
Pour beaucoup d'autres civilisations, hélas ! le mystère persiste.
De tout un type d'humanité qui a duré des milliers d'années, nous possédons seulement... une mâchoire !
Heureux citoyens de l'an 6939 : que de choses on a pu faire tenir pour vous dans un tube ayant 2 m. 30 de long et 20 centimètres de diamètre ! C'est un vrai musée que vous déballerez. Et on a pensé à tout.
Voulez-vous des objets ? Voici trente-cinq articles d'usage courant depuis l'ouvre-boîte de conserves jusqu'à l'ampoule électrique, en passant par le stylographe, la règle à calcul et le pneu d'automobile, voici des échantillons de tissus ; des fils de lin, de chanvre, etc., un costume d'homme et un costume de femme à la mode d'août 1938, une série de petits tubes contenant graines et semences les plus usuelles.
Deux livres, remarquablement imprimés et reliés, sont enfermés dans le tube : une Bible, et le catalogue des objets avec notices explicatives.
Toute une bibliothèque y prend place également sous forme de films de petit format — ainsi une encyclopédie scientifique comprenant 100 gros volumes tient sur 325 m. de pellicule. Des livres entiers ont été filmés : romans, poésies, almanachs, chansons (parole et musique), catalogues, journaux, même des indicateurs de chemins de fer et lignes aériennes. On n'a pas oublié les recettes de cuisine, et ces messieurs de l'an 6938, habitués à se nourrir de petites pilules, pourront se donner une bonne indigestion avec de la dinde truffée ! Des clichés stéréoscopiques ont été pris des chefs-d'œuvre de la sculpture et de l'architecture. Sur films sonores sont enregistrées les voix des plus grands personnages contemporains ; ailleurs une fable est débitée en 20 langues, une prière en 300 dialectes.
Là vous m'arrêtez : Comment, nos descendants comprendraient-ils seulement l'anglais ? Qui parlera l'anglais dans cinq mille ans ? Personne, sans doute... On y a pensé. Le film sonore commence donc par un cours d'anglais, et de même qu'un professeur désigne à ses élèves les objets qu'il nomme, la table, la chaise : this is a « table », this is a « chair », le haut-parleur annonce les objets que montre le film ; on passe ensuite à l'alphabet, à la grammaire, etc., pour finir par des notions d'argot !
Mais si le cinéma n'existe plus, ou est complètement transformé ? Vous pensez bien que le tube contient l'appareil de projection.
Mais si le courant électrique n'est plus le même ? Et si on n'emploie plus à cette époque le courant électrique ? On a prévu cette éventualité, et un petit générateur électrique a pris place dans le tube.
Ce tube, lui-même, résistera-t-il cinq mille ans ?
Rassurez-vous. A moins d'un formidable tremblement de terre, il résistera — même au feu, même à l'eau de mer. Il est fait d'un alliage de cuivre, de chrome et d'argent trempé à haute température ; à l'intérieur, protégée par un tissu d'amiante, une enveloppe de verre pyrex est divisée en dix compartiments que l'on a vidés d'air puis remplis d'azote pour éviter toute oxydation ; un mastic imperméable met l'enveloppe de verre à l'abri des intempéries et des chocs.
Reste une dernière objection, et c'est moi qui la ferai. Après qu'une commission de savants eut déterminé dans les moindres détails la disposition du tube et son contenu, trois hommes parmi les plus éminents ont rédigé un « message aux frères de l'avenir », message qui a été mis dans le tube avant que celui-ci fût définitivement scellé et solennellement enterré. Ces trois hommes sont : le grand physicien américain Millikan, l'écrivain réputé Thomas Mann chassé d'Allemagne, le savant Einstein, lui aussi chassé d'Allemagne. Et ces trois hommes disent : Nous faisons confiance à l'humanité et vous saluons frères futurs qui serez, n'est-ce pas, heureux et libres ; voyez-vous, en ce 22 août 1938, où le progrès scientifique permettrait à tous de vivre dans le bien-être et la dignité, il y a des gens qui ne peuvent travailler et manquent de tout, il y a des peuples qui se battent comme aux temps barbares, il y a des « chefs » qui veulent dominer le monde. Si ces méthodes de violence venaient à triompher, l'humanité répétera le triste récit de guerres et d'oppressions comme au temps passé...
On devine l'émotion qui étreint ces trois hommes. Comme au temps où les Arabes, peuple guerrier, faisaient flamber joyeusement la bibliothèque d'Alexandrie, anéantissant, en l'an 640, les œuvres les plus précieuses du monde antique, Thomas Mann et Albert Einstein ont vu des brutes en uniforme brûler des livres sur les places publiques des villes allemandes. Que deviendrait l'humanité, pensent-ils, après cinq mille ans d'effroyables guerres provoquées par le fascisme ?
Peut-être des individus hirsutes et grelottant de froid danseront-ils en hurlant autour d'un lourd poteau bariolé de croix gammées : la « capsule du temps » déterrée par hasard et qu'ils n'auront pas su ouvrir...
Bour.
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