Naissance et mort de la télévision
Je désire écrire ces pages pour la postérité. Quand on les trouvera, dans deux ou trois mille ans, au milieu des glaciers parisiens, il faut qu'on sache que c'est en 1930, le 3 octobre, que j'ai définitivement mis au point le premier appareil de vision à distance : le Téléphote. Je sais ce que je dois à Belin, à Marconi et surtout à Branly, l'ancêtre, l'aïeul, sans lequel je ne serais rien. Il n'en demeure pas moins que j'ai le premier rendu pratique cette invention. Elle a cessé d'être une expérience de laboratoire. Elle est maintenant à la portée de tous. Le premier imbécile venu peut se servir du Téléphote Boussenard. C'est mon nom.
Il est aujourd'hui célèbre. Le Journal Officiel l'a publié ce matin à la page des promotions dans l'ordre de la Légion d'honneur. Avant-hier, à la présentation solennelle au Trocadéro, le Président de la République m'a dit cordialement : « Formidable, mon cher Boussenard, formidable ! » Le nom même de Téléphote étant trop long, on dit : le Boussenard. Le concert Mayol annonce que le titre de sa prochaine revue sera : As-tu ton Boussenard ? C'est la gloire. On m'a demandé de dire deux mots devant le cinéma parlant-actualités. Deux mots, c'était un peu court ; alors j'ai dit simplement, en montrant l'appareil : « Le voilà ! » On a trouvé ça d'un laconisme très scientifique. Je me sens envahi par une réelle fierté...
Mon Téléphote est en vente depuis ce matin, 4 octobre, au coin du Faubourg Montmartre. On se bat pour l'acheter. Le marchand me dit qu'à onze heures du matin il en a vendu quatre mille. Évidemment l'appareil est pratique. Son prix de 395 fr. 95 le met à la portée de toutes les bourses et il est même payable en dix mois. Son maniement est très simple : un branchement sur une petite pile de poche qui est le secret de la télévision, une aiguille qu'on place dans la direction de ce qu'on veut voir, un coup d'œil et une mise au point du viseur dépoli, c'est tout. C'est petit comme un jouet d'enfant et grand comme le monde. Quand j'ai voulu entrer dans la boutique du marchand, la foule qui attendait m'en a empêché. On a crié :
— Il n'est pas plus pressé que les autres, cet imbécile-là !
Et comme j'expliquais à l'agent chargé du service d'ordre que c'était moi, l'inventeur, il m'a répondu :
— Pensez-vous que ça prenne ? Le type qui a eu ça dans le caberlot a sûrement une autre touche que vous...
Enfin le marchand m'a reconnu et la foule, retournée, m'a porté en triomphe. Les rues étaient pleines de gens qui faisaient marcher leur Boussenard. Il y a même deux piétons qui se sont fait écraser par un taxi, tellement ils étaient préoccupés. Ils voyaient ce qui se passait à Asnières, mais ils n'ont pas vu le taxi...
L'engouement croît. Dans les cafés et les restaurants, on ne voit plus que le nouvel appareil. Ma photographie est dans trente journaux. On me propose une série de conférences en Amérique. Mais les bandits de Chicago m'ont fait savoir en même temps, par un câblogramme mystérieux, que si j'avais le malheur de mettre le pied sur le sol des États, trois mitrailleuses se chargeraient de m'empêcher d'aller plus loin. En effet, la police prétend que le Téléphote Boussenard va lui rendre les plus grands services.
Trois maris, cinq femmes et deux personnes sans sexe bien défini se sont suicidés en divers points, parce qu'ils avaient eu, grâce au Boussenard, la preuve visuelle de la trahison de l'être aimé. Un des maris a laissé un mot sur la berge de la Seine :
« J'avais reçu plus de cent lettres anonymes que j'avais renvoyées avec mépris à leurs auteurs. J'espérais encore en la vertu de Juliette. Mais, maintenant, puis-je douter ? J'étais assis aux Tuileries, Je l'ai vue entrer avec un blond fadasse à l'hôtel Azurea, derrière l'église de Montrouge ! Je les ai vus se mettre à la fenêtre, ressortir... Bref, je me tue. Qu'on fasse savoir à ce criminel de Boussenard qu'il est directement, avec son terrible appareil, responsable de ma mort. »
Les suicides et les crimes passionnels deviennent de plus en plus nombreux. Le Préfet de Police est venu me demander si je ne pouvais pas limiter la portée de mon appareil a cent mètres. Il paraît que la vie devient impossible.
Le Syndicat des Gens de Maison m'assigne en cinq cent mille francs de dommages-intérêts parce que les patrons voient exactement ce que les bonnes dépensent au marché et ce que les larbins boivent à la cave.
On apprend, d'autre part, que le coup de bourse sur les Caoutchoutières de Massy-Palaiseau a raté parce qu'on avait vu les financiers Bloch, Cahen, Lévy et Blum entrer ensemble dans un petit restaurant de la rue des Rosiers, alors qu'à la Bourse ils ont l'air de ne pas se connaître. C'est le triomphe du Boussenard ! Le Téléphote a sauvé la petite épargne.
Les catastrophes se succèdent. Les directeurs de théâtres et de cinémas sont atterrés. Personne ne vient plus. Il suffit qu'une porte ou une fenêtre soit ouverte dans la salle pour que le rayon électrolumineux du Boussenard puisse y pénétrer et qu'ainsi les gens voient tout de chez eux.
Les mœurs politiques sont bouleversées. Persuadés à bon droit que leurs électeurs ont l'œil sur eux, les ministres, les députés, les sénateurs, les conseillers municipaux n'osent plus voir personne. S'ils ont des arrangements secrets à prendre, ils le font la nuit, dans les bois de Meudon ou dans les catacombes dont il est question de leur donner la clef.
Les grandes maisons de couture font capitonner leurs fenêtres. Tout le monde pouvait, en effet, voir et copier leurs modèles.
Onze maris se sont encore tués ce matin sur mon paillasson. Le propriétaire m'a donné congé. La concierge est devenue folle.
La vente des journaux a diminué de soixante pour cent. A quoi bon lire le compte rendu d'événements auxquels on a pu assister de son balcon ?
Les restaurants sont déserts. Les clients arrivent et regardent avec le Boussenard ce qui se passe à la cuisine. Ils voient comment on fait le hachis savoyard. Puis ils s'en vont épouvantés. Montmartre est mort. Les messieurs ont trop peur que leurs femmes les surveillent et réciproquement. Ces dames du 12 me font un procès.
J'ai été cambriolé cette nuit. Vers trois heures du matin, une lampe braquée sur mes yeux m'a éveillé pendant qu'une voix me demandait, avec un fort accent germanique : «Tonne don zegret, Pouzenard ! » C'était un espion allemand. De toute la force de mon patriotisme j'allais crier : « Jamais ! » lorsqu'un autre espion a surgi, un anglais, celui-là de l'Intelligence Service, muni aussi d'une lampe. Un peu plus tard sont arrivés l'espion moscovite, un espion italien, deux espions japonais et un espion bulgare. Avec toutes leurs lampes, cela faisait une véritable et très élégante illumination. J'ai résisté et ils sont repartis, en disant qu'ils allaient jouer mon secret et ma vie au zanzi.
Je n'ai su que plus tard la cause de cette ruée subite d'espions. Un critique militaire a publié ce matin un grand article où il affirme que, grâce au Boussenard, la prochaine guerre sera effroyable et qu'on tuera à coup sûr les gens, puisqu'on les verra de très loin. D'après ses calculs autorisés, il faudra compter un bon million de morts par jour.
J'ai reçu ce matin une réclamation curieuse d'un acheteur. Ayant dirigé l'aiguille de son Téléphote vers l'ouest, il s'était vu de dos dans le viseur. Voici ce qui s'était passé : le rayon lumineux de l'appareil avait simplement fait le tour de la terre et était venu frapper dans le dos du client. Il a mis quelques minutes à comprendre ce que je pourrais appeler : A l'ouest, rien de nouveau. La portée formidable de ce rayon électro-inductif me surprend moi-même.
Plusieurs astronomes me signalent qu'ils ne se servent plus des télescopes à miroir que pour se raser. L'étude des astres devient un plaisir avec le Boussenard. On a maintenant la certitude que la lune est habitée par des papillons et des vers luisants qui donnent à la lune cette clarté si douce, chère aux poètes. En revanche la planète Mars n'existe pas. Elle n'est qu'un disque qui porte : Sens interdit à un carrefour encombré par les comètes.
Ainsi toute la science se trouve bouleversée. La vie quotidienne aussi. Les gens filent dans les rues sans se retourner. Un hôtel meublé annonce que ses portes et fenêtres sont munies de tentures anti-Boussenard, mettant les couples à l'abri des indiscrétions.
Le Tribunal civil a reçu hier matin cent cinquante deux mille demandes de divorces. Les revolvers partent tout seuls dans les rues. Le bassin de la place Pigalle est plein ce cadavres. On reçoit de la province de terribles nouvelles. Le Midi où on a le sang plus chaud et le geste plus prompt serait complètement dépeuplé.
Le Gouvernement vient de décider que les agents seraient munis du Boussenard. Les douaniers aussi. Les employés d'octroi aussi. Les percepteurs aussi. Les contrôleurs des contributions aussi. Ma photographie au cinéma a été accueillie par des huées.
Je viens de jeter au feu les plans de mon Téléphote. Il n'en restera rien. Ceux qui sont en service se détraqueront d'ici huit jours, car la pile est faite pour s'user et j'en ai seul le secret, il n'est pas bon, je m'en aperçois maintenant, que l'homme voit trop bien, trop de choses et de trop loin. Je vais m'installer opticien. Je vendrai des lunettes roses et noires. Le vrai bonheur de l'humanité est sans doute là...
André Dahl.
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