"Interview prise au Temps", par George Delamare, fut publié dans Lumière et radio n°17 du 10 janvier 1931.
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Interview prise au Temps
Une route, un paysage de rocs et de boqueteaux, un ciel tourmenté d'octobre, des rondes, ça et là, de feuilles mortes entraînées par de brusques rafales. Dans le crépuscule commençant, je me hâtais vers le village, pressé de trouver bonne table et bon feu. Devant moi cheminait un grand bonhomme maigre, assez drôlement couvert d'une manière de caban, tête nue et montrant une rude broussaille de cheveux gris. Il allait d'un pas de paysan, bien appuyé. Sur l'épaule gauche, il portait une faulx dont je voyais luire la courbe bleuâtre.
Je ne tardai pas à le rejoindre. Près de le dépasser, je cherchai des yeux son visage. Ah ! je faillis crier de surprise ! Un visage creux et long, un regard ironique embusqué dans l'ombre d'une profonde arcade sourcilière, une barbe, enfin, longue, épaisse, que mêlait et agitait l'ouragan. Quelle silhouette ! la taille, la démarche, la barbe, la faulx ! J'ouvris la bouche pour dire :
— En vérité, mais c'est le Temps !
Sans doute ai-je la physionomie assez expressive pour traduire mot à mot mes pensées... Ou bien, hypothèse meilleure, le vieillard avait-il le don de divination, car il me salua en ces termes :
— Bonsoir ! Oui, vous ne vous trompez pas, c'est moi-même !
— Pas possible ! exclamai-je. Quoi ! j'aurais la chance de rencontrer le maître des vivants, l'arbitre de leur destin !...
Le vieillard secoua sa tête chenue :
— N'exagérons rien, fit-il. Si je préside à la fuite des ans, c'est un peu comme un vieux comptable chargé de noter les dépenses et les recettes. Je suis investi de la confiance des Dieux, voilà tout !
— Oui, mais avec de bien précieuses prérogatives. Vous êtes éternel, d'abord...
— C'est fatigant, à la longue !
— Et vous savez où vous allez. L'avenir, qui n'est à personne ici-bas, vous le possédez, vous.
— Distinguons : je l'administre.
— Enfin, vous savez ce qu il nous réserve.
— Ne me demandez pas de vous dire la bonne aventure, je serais obligé de vous opposer un refus catégorique.
Ma main glissa sournoisement vers mon stylo.
— Monsieur le Temps, je suis écrivain, déclarai-je, et tout écrivain, aujourd'hui, se doit d'être un peu reporter. Laissez-moi vous interviewer.
— Sur quoi, jeune présomptueux ?
— Sur l'avenir !
— Encore une fois...
— Permettez ! sur l'avenir du monde, sur la société de demain, sur la vie en 2030 et au delà...
Le Temps changea sa faulx d'épaule. Le vent rugit, comme si ce simple geste eût suffi à troubler l'espace. Puis, rassemblant les touffes de sa barbe auguste, le vieillard prononça :
— En 2030 ? Eh bien mais, la notion de ce bonheur facile qu'on appelle confort aura réalisé des progrès immenses. La petite famille moyenne pourra aisément, pour la santé des enfants, résider à mille kilomètres du lieu où le père travaille, sans que celui-ci interrompe ses occupations quotidiennes. Chaque matin, il prendra, à Stavanger, Norvège, par exemple, l'aéronef ou l'avion qui, en trois heures, le déposera à Paris. Le soir, en partant de son bureau vers dix-sept heures, il arrivera pour le moment du dîner dans les salubres frimas Scandinaves, qui tonifient si bien la santé de sa femme et de son petit dernier.
« On passera commodément l'hiver en Mauritanie, ce qui n'empêchera pas d'assister aux grands événements de Paris, Londres, Berlin. On ne saura plus très bien la signification du mot primeurs, car la rapidité des transports confondra, sur les tables, les produits de toutes les terres et de tous les climats.
« Ces fils que l'on voit un peu partout, le long des routes pour le télégraphe, dans les maisons pour l'éclairage ou la parole, ces fils ne tarderont pas à disparaître. Les gens du XXIe siècle s'amuseront beaucoup de vos appareils encombrés de ficelles. Car eux-mêmes disposeront, pour leurs moindres rapports, de la radiophonie, de la radio-vision, de la radiolumière. Des récepteurs, orientés selon certaines lois très simples, propageront à volonté, le son, l'image et la clarté.
« Il n'y aura plus, hormis dans les quartiers très pauvres, de ces salles malsaines où le public s'entasse pour son divertissement. C'est le spectacle qui viendra chez le spectateur. Non plus un spectacle industrialisé, froid et stérile de cinéma plus ou moins sonore, mais le mouvement, la couleur, la voix mêmes d'acteurs qui, sur un théâtre lointain, joueront pour un immense public invisible.
« Le travail humain, dans les vieux pays, s'affranchira de l'agitation pour gagner des régions sereines. L'usine de l'avenir ressemblera a ces salles de dynamos où un labeur formidable s'accomplit sous la surveillance d'un ou deux ouvriers. Délivrés des servitudes de l'effort, les hommes connaîtront le loisir social, les heures de plein air quotidien, le mouvement pour le mouvement. Au lieu du morne sport spectaculaire où trente mille personnes immobiles regardent passivement se démener trente gaillards, on verra le saut, la course, la flexion entrer normalement dans l'ensemble des gestes de l'individu, comme déjà la marche hygiénique est l'apanage de n'importe qui, n'importe où.
« Seuls les peuples arriérés continueront de déifier le travail. Ainsi, les grandes cités de l'Amérique du Nord. Il n'est de perfectionnement que dans le minimum de dépense pour le maximum de gain. Et la machine n'est vraiment belle que si elle paye le bien-être de cent hommes.
« La terre contentera sa légendaire ambition d'approcher les autres planètes. L'astronautique révélera des dimensions insoupçonnées. L'humanité s'évadera du trinôme : longueur, largeur, profondeur.
« Pendant quinze siècles, l'univers s'est contenté de se diviser en trois parties : Europe, Afrique, Asie. En cinq cents ans, il en a acquis deux autres. Il lui faudra moins de temps encore pour en découvrir de nouvelles.
« L'océan deviendra l'inépuisable source d'énergie, quand le sol ne renfermera plus assez de houille et de pétrole, Non par le mouvement des marées, mais par la différence de température entre la surface et le fond. Boucherot et Georges Claude ont réalisé une turbine dont on parlera beaucoup quand ils seront morts.
« Le système astronomique de Ptolémée a été, jusqu'à Copernic, article de foi. Qui sait si le système de Copernic ne sera pas aboli à son tour. Qui sait si Galilée a eu raison, si la rotation du globe terrestre n'est pas née d'une erreur d'imagination, erreur matrice de tout un ensemble de théories fallacieuses. »
Il était presque nuit. J'avais, tant bien que mal, pris quelques notes. Je demandai au célèbre vieillard :
— L'homme, dans cent ans, dans deux cents ans, sera-t-il meilleur ? Verra-t-on moins de haines, moins de guerres ?
— Qui dit science ne dit pas forcément sagesse, murmura le Temps. La science a deux conseillers perfides : l'Orgueil et l'Avidité.
Il s'engagea soudain dans un chemin latéral. Je voulus le suivre, mais il avait disparu et je le cherchai en pure perte.
A ce moment, l'adjoint au maire me héla de son jardin en bordure de la route :
— Vous voilà donc copain avec le père Mahu ! me dit-il.
— Le père Mahu ?
— Hé oui, le Philosophe, qu'on l'appelle. Ce n'est pas un mauvais bougre, mais il est un peu dingo !
Fallait-il protester, discuter ? A quoi bon ! Plaise au vulgaire de ne voir que le père Mahu dans ce troublant personnage. Moi, j'aime mieux garder ma conviction : j'ai eu la veine de rencontrer le Temps, sa faulx sur l'épaule, et de l'interviewer.
George Delamare.
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