L'Egalité de Roubaix-Tourcoing du 15 juillet 1911.
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La Bombe
Mr. Duncan, l'un des avocats les plus renommés du barreau de Londres, dépouillait son courrier, en compagnie de Farthing Ox, premier clerc de l'étude, quand son attention fut attirée par une petite enveloppe rouge, qui tranchait gaiement sur les autres. Il la déchira, en tira un papier léger qu'il déplia et lut avec une attention extrême. Une vive surprise empreignait son visage. Quand il eut achevé, il tendit la feuille à son premier clerc.
— Qu'en pensez-vous ? demanda-t-il.
Farthing Ox, à son tour, prit connaissance de la missive. Puis il pinça les lèvres et roula les yeux, ce qui est, de sa part, un signe indiscutable d'effarement et de détresse.
— Ce que j'en pense ? bégaya-t-il.
Mr. Duncan reprit la lettre.
— Ce que vous pensez de cela.
Et il lut à voix haute, en détachant bien les syllabes :
« Les Fils du Châtiment viennent de décider que l'avocat Duncan a mis le comble à tous ses crimes en n'obtenant point l'acquittement du réfugié Popock. Il est entendu què Duncan mourra. Par l'eau, par le fer ou par le poison. Rien ne peut entraver l'action de la justice. Duncan mourra sous peu, et son âme damnée, le clerc Farthing Ox, le suivra dans la tombe. Acte leur est donné de cette sentence. »
— Avez-vous remarqué, ajouta l'avocat, la petite main rouge qui remplace la signature ? Elle est d'un effet assez réjouissant.
Farthing Ox secouait la tête. Il reprit le papier et l'examina attentivement.
— C'est une menace, conclut-il.
L'avocat haussa les épaules. Que tirer à un pareil garçon ? Il atteignit le téléphone, donna un numéro, puis dialogua un court instant avec l'invisible. En raccrochant les récepteurs, il prit un visage souriant.
— Dans dix minutes, prononça-t-il, l'inspecteur Marshall sera là et nous éluciderons ce mystère. Mais, en attendant, travaillons ! Donnez-moi, je vous prie, le dossier Johnson.
Farthing Ox se leva, visiblement troublé, et il n'osait quitter des yeux l'enveloppe rouge. Il tira un carton, prit une liasse de papiers... Mais déjà la porte s'ouvrait pour livrer passage à l'inspecteur Marshall.
Il était rond, court et trapu, et son visage rubicond exprimait à la fois l'amour du grand air et de la bouteille. Il portait à la main ce parapluie célèbre qui, selon les besoins, se transforme en carabine, en havresac ou en gilet d'ambassadeur. C'est là un don inappréciable que fit à Marshall son illustre maître, Sherlock Holmes. Ce dernier nom dispense de tout commentaire. Marshall est le disciple du policier sublime. Les affaires les plus obscures deviennent, grâce à lui, en un tour de main, plus limpides que de l'eau gazeuse. Mr. Duncan lui présenta l'enveloppe rouge. Marshall l'examina et prit connaissance de la lettre.
— Oh ! oh ! dit-il sans hésiter, voilà qui est probant. Pas de cachet sur l'enveloppe, elle fut donc jetée directement dans votre boîte. Les caractères à la machine, mal accentués, dénotent surabondamment un dactylographe peu exercé. Par ailleurs, il y a des fautes. Pour la main rouge, je la connais. Au cours des débats du procès Popock, vous avez reçu des lettres semblables. On vous sommait, master Duncan, d'obtenir du jury, coûte que coûte, l'acquittement du scélérat. Vous vous êtes borné à réclamer en sa faveur un peu d'indulgence et il a été condamné. Les Fils du Châtiment vous imputent à crime la droiture de votre conscience. C'est une bande organisée. J'estime que nous ne devons pas dédaigner leur sentence ; ils sont fort bien capables de l'exécuter !
L'avocat releva la tête.
— Que dites-vous. là, cher monsieur Marshall ? S'il fallait se préoccuper de pareilles menaces, on aurait vraiment trop à faire. Vous prenez toujours la vie au tragique ; un peu de gaieté, croyez-moi !
Mais l'inspecteur gonfla les joues et cligna de l'œil.
— Taratata ! dit-il, les Fils du Châtiment sont de puissants bandits, et il nous faut agir avec une prudence extrême. Méfiez-vous, master Duncan ! Mais si vous consentez à suivre pies conseils, je puis répondre de votre vie.
L'avocat hésitait. Il aperçut Farthing Ox tremblant de tous ses membres et le visage blême.
— Il faut, du moins, que je rassure cet imbécile, songea-t-il.
L'inspecteur Marshall dévissait le manche de son parapluie. Il en tira une boussole.
— Écoutez bien, master Duncan...
Un événement imprévu vint distraire ses pensées. On frappait à la porte : un domestique entra.
— Master Duncan, fit-il, on vient d'apporter ceci à votre adresse. C'est chose urgente, paraît-il.
Il déposa sur le bureau une petite boîte, assez semblable à un coffret de papier à lettres, mais proprement enveloppée et ficelée de solide manière. Elle ne portait aucune suscription.
— Je n'attends rien, dit l'avocat ; mais laissez cette boîte, nous verrons tout à l'heure ce qu'elle contient.
— Voilà bien les hommes ! fit l'inspecteur Marshall.
Il regarda le domestique.
— John, demanda-t-il, qui a apporté cette boîte ?
— C'est un commis de magasin, monsieur l'inspecteur, et il l'a remise au concierge.
— Il a dit : « C'est chose pressée » ?
John inclina la tête.
— J'en étais sûr, conclut Marshall. Un commis de magasin ne saurait prononcer de pareilles paroles. N'a-t-il rien ajouté ?
John parut faire effort pour se souvenir.
— Il a dit qu'il s'agissait là d'une chose relativement précieuse et qu'il faudrait remettre à Mr. Duncan en personne.
Déjà Marshall était debout.
— C'est donc un attentat, dit-il d'une voix brève. John, courez chercher un seau d'eau, car il y va de notre vie à tous !
Le domestique se retira.
— Comprenez-moi bien, ajouta l'inspecteur. Mille indices, qui vous échappent, me montrent une corrélation entre la lettre de menace et l'arrivée de cette boîte. Je vous expliquerai tout cela plus tard. Courons au plus pressé. Ce paquet renferme une bombe !
A ces mots, sir Duncan ne sourcilla pas, mais Farthing Ox, tremblant d'effroi, se jeta à plat ventre dans un coin de la pièce. L'inspecteur Marshall poursuivit :
— C'est un présent des Fils du Châtiment. Penchez-vous, sir Duncan, et tendez l'oreille. Ne percevez-vous aucun bruit ?
L'avocat se pencha.
— En effet ! dit-il, intrigué. J'entends quelque chose.
L'inspecteur Marshall triompha.
— C'est le mécanisme d'horlogerie qui commande la bombe. A l'instant précis qu'ont dû fixer les assassins, le ressort va se déclencher...
— Ma mère ! ma mère ! râla Farthing Ox, blême d'épouvante.
— Le ressort va se déclencher, répéta Marshall, et une explosion formidable...
Il n'acheva pas. Au même instant, on perçut le bruit d'un déclic, la boîte vacilla, un grondement étrange ébranla ses flancs.
— Couchons-nous tous à terre ! s'écria Marshall.
Mais Farthing Ox s'était dressé. Rassemblant ses dernières forces, il se jeta dans le couloir. Le sort voulut qu'il rencontrât le malheureux John, qui arrivait, traînant son seau. Ils roulèrent tous trois à terre.
— Je me noie ! criait Farthing Ox.
La boîte vacillait toujours. Le grondement qui l'agitait ressemblait maintenant à un roulement de tambour voilé de crêpe. L'engin allait partir, éclater en mille morceaux, semant la mort et l'épouvante.
Avec un grand sang-froid, le courageux Duncan saisit la boîte entre ses doigts.
— Que faites-vous ? cria l'inspecteur Marshall.
L'avocat coupa les ficelles, fit sauter le couvercle.
— Je vous demande bien pardon, conclut-il avec un sourire. J'avais tout à fait oublié que l'horloger devait me livrer sans retard mon réveille-matin dont j'ai, l'autre soir, cassé le ressort.
Louis-Frédéric Sauvage.
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