"Le Cœur et la Machine", par Isabelle Sandy, fut publié dans Le Journal n°17300 du 2 mars 1940.
L'illustration ajoutée ci-dessous est de Bara (Lectures pour tous - 1958)
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Le Cœur et la Machine
En ce temps-là, qui se situe assez loin dans l'avenir, les guerres ressemblent à des parties de sport sans grand danger pour les combattants.
A tel point que lorsque Chantemerle, Pujol, Astruc et les autres pénétrèrent dans leur nouveau casernement, ils retinrent à grand'peine des cris d'admiration.
— Y a tout, sauf des femmes ! soupira Pujol, un vieux de la vieille qui en était, sans grand dommage, à sa troisième « dernière ».
— Soyez sérieux ! Le boulot ne va pas vous manquer, promit le sergent.
Celui qui reçut le peloton lui tint ce langage :
— Chacun de vous sait qu'il a, sur la ligne de feu, son « robot » (1), qu'il doit surveiller, manœuvrer dans l'offensive et la défensive, pousser au combat ou dissimuler dans un repli du sol. Vous avez appris, à la caserne, la manipulation de ce clavier, que la moindre erreur, la plus petite distraction peuvent détraquer. Donc, votre vigilance, votre application doivent être au moins aussi grandes que l'étaient celles de vos pères héroïquement dressés devant l'ennemi, dans la neige et la boue. Vous savez aussi que sur cet écran, grâce à un génial inventeur qui a utilisé le principe depuis longtemps connu de la téléphoto, vous pouvez suivre les péripéties de la lutte comme si vous étiez sur la ligne de feu, mais sans danger.
» Je termine sur l'avertissement habituel : votre sécurité, votre bien-être actuels, achetés par les sacrifices de plusieurs générations, ne doivent pas endormir un seul instant en vous l'héroïsme que vos pères vous ont légué. Un moment vient toujours, dans la guerre, où l'homme, relayé par la machine, doit à son tour la relayer. C'est l'heure du sacrifice total, du don de soi à la patrie.
Alors commença pour le peloton une vie laborieuse et minutieusement réglée.
Leurs six heures de veille quotidienne, derrière leur clavier, les fatiguaient sans épuiser leur bonne humeur. Au bout de quelques semaines, Chantemerle, Pujol et Astruc devenaient célèbres dans le secteur. Un matin qu'ils étaient penchés sur leur tâche, Chantemerle déclara :
— A mon avis, il se passe quelque chose là-bas. Les loustics ont une idée de derrière la tête !
Il désignait, par ce nom familier, les robots qui, à l'ordinaire, réagissaient à la moindre alerte : bruit léger, trépidation, lueur, odeur, tout les invitait à presser sur leur poitrine d'acier, avec leur main d'acier, un bouton qui, par le courant électrique, donnait l'alarme.
— Ils sortent de leurs trous sans ordre ! déclare Astruc.
— Le mien ne répond pas !
— Ni le mien ! Ils sont détraqués !
Alerte ! Le jeune officier accourt.
— Mon lieutenant, notre peloton de robots ne veut plus rien savoir !
— Ils vont se faire faucher !
— L'ennemi doit être surpris et les observe sans réagir ! Tenez-vous prêts pour l'attaque ! jeta l'officier, en s'emparant du téléphone.
— Mon lieutenant ! cria Chantemerle, je comprends ! Ils se promènent dans le bois... Ils se penchent...
— Ils ramassent des violettes ! cria Pujol.
— Ils sentent le printemps, l'amour, et tout, et tout ! grommela Astruc.
— Pour des gars en acier, ça n'est pas mal ! Mais, nous, on est de la revue ! gouailla Pujol.
— Nous, en avant ! ordonna le lieutenant, joyeux, en raccrochant l'écouteur.
Il ajouta :
— L'heure sonne de la revanche de l'homme sur la force brutale. C'est l'heure de la France !
Il ajouta à mi-voix, pour lui-même, en s'engageant dans la galerie :
— C'est enfin l'heure des forces du cœur !
De fait, les hommes de l'escouade, soutenus par d'autres éléments, se battirent héroïquement, d'abord contre les robots ennemis, puis contre les soldats enfin accourus, puis repoussés ; certes, ceux-ci ne manquaient pas de courage, mais ils ne savaient plus ranimer la vacillante lueur de leur âme.
Le doux prophète qui nous a conté cette anecdote de l'avenir affirme que les troupes françaises s'emparèrent, ce jour-là, grâce au désarroi de l'adversaire, d'une position de premier ordre. Ce fut la fin de la guerre de stabilisation, ce fut, un jour, la victoire.
Rendus à leurs foyers, claudicants et couverts de gloire, Chantemerle, Astruc et Pujol racontent à qui veut les entendre que, sans les violettes et la soudaine folie de leurs robots, « on serait encore là-bas » !
(1) Automate d'acier popularisé par la littérature et le théâtre anglais. [lire :
]
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