"ANTICIPATIONS : Une classe en 1950", de Maurice ROYA, fut publié dans Paris-Soir n°1377 du 14 juillet 1927.
ANTICIPATIONS
Une classe en 1950
Je me souviens du temps où, au collège, nous apprenions les fables de La Fontaine. — Dix ans ! Nous étions sages. Je me souviens des années de lycée aussi, où il nous fallait expliquer Verlaine et Baudelaire. Agréables souvenirs ! Mais si mon enfance peut souvent m'être une source de consolation, j'entrevois difficilement que nos petits-enfants puissent en dire autant.
Bondissez en janvier 1950... Oh ! ce n'est pas si loin après tout : vingt-trois ans ! Songez avec quelle aisance vous rappelez des souvenirs de 1904 !... Sur les bancs vos petits-enfants auront leur beau stylo neuf que vous leur aurez offert en étrenne. Ils en seront fiers et ils l'auront sorti sur leur table, bien qu'aujourd'hui ils n'en aient pas besoin puisque l'on fait composition de récitation.
Derrière la chaire, — pas très différente de cette grosse caisse que, dans nos jeux d'enfants, nous renversions pour jouer « au maître », — le professeur jeune est le disciple fervent de quelques-uns des écrivains célèbres. Lesquels ? N'en nommons point de peur d'en omettre. Imaginons simplement que ce soient ceux qu'aujourd'hui l'on nomme « auteurs modernes ».
L'interrogation commence :
— A vous, Frigoulet ! Récitez l'invitation à la Mort.
Et Frigoulet, qui est un des meilleurs élèves, récite brillamment cette poésie :
Un combat de pigeons glacés en pleine figure
offerte aux gifles de drapeaux
le gel qui gante
aquarium océanique
aspergé d'huile je suffoque... etc...
— Très bien ! asseyez-vous. Voyons, Gaspard, la poésie intitulée : Ma vie : ...........
La ville à prendre est dans une chambre. Le butin de l'ennemi ne l'emportera pas car il n'a pas besoin d'argent puisque c'est un conte et seulement un conte. La ville a des remparts en bois peints : les découperons pour les coller sur notre livre. Il y a deux chapitres ou parties. Voici un rouge, à couronne d'or qui monte sur une scie : c'est le chapitre II, quant au chapitre I... je ne m'en souviens plus.
— C'est moins bien que Frigoulet, dit le professeur. Pas assez de sentiment dans l'expression. Durandot, dites-nous...
Le professeur hésite, puis soudain : Zéro !
Gaspard ne s'émeut pas à la pensée qu'il pourrait avoir cette note honteuse. Il sait bien que Zéro c'est le titre. Et Durandot commence :
Il posa son chapeau sur le sol et le remplit de terre
et y sema du doigt une larme.
Un grand géranium poussa si grand
dans le feuillage mûrirent un nombre indéfini de potirons.
— Ce n'est pas mal, interrompit le professeur, mais vous récitez trop mollement... A vous, Turlupin, récitez-nous : Étoiles au Ciel.
Turlupin se lève et, très vite :
Étoiles au ciel — pipes en plâtre — œufs du jet d'eau — et cet éther qui les nourrit et les supporte — et ces vers mêmes — tout est pareil— d'où — la règle du jeu — et sa vertu profonde — qui fait les bons tireurs — c'est — œil de feu —et le feu contre ce cœur de feu — c'est de bien droit viser les étoiles au cœur— au nom de la fragilité — du plâtre.
— C'est su ! mais vous n'avez pas l'air de comprendre !...
N'est-ce point assez ? — Il y a cent volumes de ces sortes de « poésies » qui paraissent chaque année... Mais, je crois qu'il est temps de rassurer les pères et les mères de famille soucieux de ménager le cerveau de leurs descendants. Malgré la vogue actuelle de ces élucubrations et leur parution en volumes, il est à penser que nos petits enfants continueront — comme du temps de notre enfance — à apprendre les fables du bon La Fontaine et à lire des livres écrits en français... Et l'on dédaignera ces sottes excentricités pour cette seule et unique raison que depuis longtemps on n'en parlera plus.
Maurice ROYA.
N. B. — Toutes ces poésies ont paru dans l'Anthologie de la Nouvelle Poésie française (Kra, éditeur).
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Cette anthologie, éditée par Simon Kra, regroupe (entre autres) des poèmes de Baudelaire, Cocteau, Jarry, Laforgue, Mallarmé, Tzara, Cendrars, Appolinaire, etc...
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