XXIème siècle
J'imagine qu'à l'heure actuelle, il doit être bien agréable de faire un voyage à l'étranger et d'y faire figure de témoin héroïque des grands événements. Pour moi, je me vois assez bien, accoudé à la cheminée d'un salon australien ou péruvien ou malgache, et laissant tomber, d'un air pensif, ces paroles prestigieuses : « Je me trouvais justement, le soir du 6 février, sur la place de la Concorde. » Bien entendu, je n'irais pas dire que je me planquais derrière un bec de gaz et que je tremblais de tous mes membres dans ma peau. Je me garderais aussi d'avouer que je n'ai à peu près rien vu. Mais je raconterais avec chaleur ce que j'ai lu dans les journaux et je m'efforcerais de prouver que les choses ne se sont pas du tout passées comme on a bien voulu le dire. Alors, toutes les dames me dévoreraient des yeux, ce qui est déjà satisfaisant, et beaucoup de personnes très bien me paieraient à déjeuner.
Malheureusement, je ne peux pas entreprendre ce grand voyage, et il me faut demeurer sur les lieux. Je me console en pensant que j'ai peut-être assisté à des journées historiques. Il y a aujourd'hui beaucoup de gens qui se demandent, comme moi, avec un peu d'anxiété, si ces événements mériteront, en 1975, une ligne ou deux dans le manuel scolaire d'un élève de sixième, car, en dernier ressort, il n'y a d'autre Histoire qui vaille. C'est un souci très honorable, l'une des formes les plus respectables de la conscience collective, et il faut avoir l'humeur bien légère pour oser en sourire. Que de gens soumis à l'obligation de boire, de manger, et d'aller au cinéma, trouvent encore le temps de réfléchir à l'opinion probable de la postérité, voilà qui est étonnant, et attendrissant, et digne d'admiration. De telles préoccupations témoignent d'une conscience très haute des buts essentiels de l'humanité, qui a pour premier devoir de se conserver, comme la race des hippopotames ou celle des cocotiers. Depuis qu'il y a des philosophes qui inventent et enregistrent des systèmes de morale, aucun, à ma connaissance, n'a songé à fonder une morale sur l'opinion de la postérité.
Pourtant, le culte de la postérité serait à coup sûr beaucoup plus logique, et plus juste, que le culte des ancêtres. Les morts ne nous sont plus que de l'engrais, ils ne posent plus aucun problème. Mais chacun de nous porte sa part de responsabilité dans l'heur et le malheur des générations à venir, et ceux qui s'inquiètent du jugement que porteront sur leur époque les écoliers de l'an 2000 sont dans le vrai, dans la seule réalité qui compte. Il faut souhaiter que cette manière de considérer l'Histoire soit adoptée pour les choses les plus ordinaires de la vie, et que chacun établisse une correspondance entre la valeur actuelle de ses actes et leur projection dans un futur lointain. Sur les bases de cette morale désintéressée, il y a tout un système d'éducation à envisager.
Une mère qui réprimande son enfant pourrait très bien lui dire : « Jules, ne mets plus tes doigts dans ton nez ; que diraient les gens du XXIe siècle, s'ils te voyaient ! » Cela vaudrait bien de soupirer, comme il est assez habituel : « Si ton pauvre grand-père te voyait mettre tes doigts dans ton nez, lui qui ne les mettait jamais ! » On objectera que l'enfant pris en faute peut être favorablement influencé par la bonne tenue de son grand-père défunt, alors qu'il n'est pas le moins du monde assuré que ses descendants du XXIe siècle ne mettront pas leurs doigts dans leur nez. Mais c'est précisément là qu'intervient le sentiment de ses responsabilités, et c'est une des beautés du système. « Je ne mettrai plus les doigts dans mon nez », pensera le délinquant, « pour donner le bon exemple à mes descendants ». Je ne garantis pas le résultat de ma méthode, mais elle me paraît digne d'être expérimentée.
Et, à propos des événements de la semaine tragique, il n'aurait peut-être pas été mauvais que les gardes mobiles, avant d'appuyer sur la gâchette, se soient demandé ce que les gardes mobiles de l'an 2000 penseraient de cette affaire-là. Mais c'est une question qu'ils auront encore l'occasion de se poser. En tout cas, si vous vous trouvez, dans quelques mois, au milieu d'une bagarre, et qu'un agent lève sa matraque sur votre tête, vous pouvez toujours essayer de lui dire : « Voyons, Monsieur l'agent, l'Histoire vous regarde. », d'une voix douce et persuasive, avec une intention de reproche à peine perceptible.
Marcel Aymé.
l'affaire Stavisky)
La « crise » du 6 février 1934
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