"Lettre à Saturne d'un Saturnien sur la Terre", par Darty (???), est paru dans L'Esprit nouveau n°10 (1921).
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Lettre à Saturne
d'un Saturnien sur la Terre
Carthago delenda est...?
Mon très Fidèle.
L'appareil est garé, l'équipage au repos et tout est prêt pour que nous puissions correspondre.
Vous vous rappellerez dans quelles circonstances nous avons décidé cette lointaine croisière ; nos observations sur les peuples de la terre et leurs coutumes nous avaient incités à recueillir de plus complètes informations. Nous étions étonnés, nous admirions leur sagesse à se confiner dans leur domaine, habiles ainsi à s'éviter les fatigues et les aléas de toute entreprise hardie et à longue échéance. Vous vous rappelez combien de grands travaux nous avons vu entreprendre, puis délaisser, puis détruire, puis reprendre. Votre grande connaissance de l'histoire saturnienne vous faisait attribuer ces à-coups dans l'achèvement d'une œuvre, et sa destruction aux décisions suprêmes de l'autorité supérieure de la Terre, à bon droit désireuse de voir ses peuples vivre sur un fond de savoir suffisant et jugeant funeste toute innovation. Je ne mets pas en doute la logique de votre expérience, ni la justesse de votre jugement, aussi je ne veux pas tirer de conclusion définitive, mais seulement vous transmettre l'essentiel de mes observations, remettant à votre concours l'élaboration d'hypothèses raisonnables. Ne m'en veuillez donc pas si je manque de méthode dans la relation de mon voyage.
J'ai de suite gagné le grand port le plus proche dont une des curiosités les plus marquantes est cette charpente métallique énorme qui nous étonnait au fond de nos lunettes. Figurez-vous, Très Cher, qu'elle ne sert qu'au transport, d'un bord à l'autre de la goulette, de quelques gens et animaux de traits.
Dans le vacarme et le va-et-vient incessant des rues et partout où je peux aller sous un prétexte quelconque, je cherche à saisir leur organisation du travail, de la pensée, du commandement, pensant trouver dans l'attitude, l'expression de chacun le signe de son importance, car à l'encontre de ce qui est chez nous, tous sont mêlés ici, surtout dans la rue qui est le passage de tout : marchandises puantes, travailleurs fatigués des usines, intellectuels, et tous les autres, pauvres et riches, car il y a encore ces deux sortes de gens. Nous avions cependant calculé que leur monde est assez vieux pour avoir su découvrir que la pauvreté et la richesse sont deux formes d'une même maladie. Elle est endémique et formidables sont ses conséquences. L'argent, qui est le seul moyen d'existence, circule sans directive apparente et sans autre contrôle que la sélection naturelle ; c'est-à-dire : il va comme une sève à la plante la mieux enracinée et souvent pas à la plus curative. Il semble passif et subit l'ascendant du plus fort.
Il est curieux de constater que le travail du cerveau et l'effort musculaire sont rétribués selon une commune mesure : le temps pendant lequel ils ont l'apparence de s'accomplir. Il en résulte un individualisme outrancier qui ramène à presque rien la valeur de l'individu.
Ici l'on cherche à s'enrichir : la richesse devient un but alors qu'elle devrait rester un moyen. Un moyen à la portée de chacun quand ses facultés sont telles qu'elles servent la collectivité. Personne n'est satisfait, personne ne « possède » suffisamment ! Les ambitions sont détournées de leur voie véritable, les efforts sont accomplis en tous sens au lieu d'être canalisés, sont solitaires au lieu d'être groupés ; les résultats sont acquis comme une victoire militaire est gagnée ; avec perte de force vive. Il faut plus d'élan que n'en comporte le saut.
Le Nombre n'a créé jusqu'à présent qu'un sentiment, une prescience (pré-science) alors que le Chiffre, son soldat automate et inintelligent, règne en maître, fait partout du caporalisme. C'est avec le chiffre au service de l'intérêt personnel qu'ils ont arrangé leur Société. L'intérêt personnel, ferment désorganisateur et non pas personnalité, capable de cristalliser la masse, d'homogénéifier.
Quand le moyen ne sera plus confondu avec le But, la graine sera mûre et prête à germer.
Il y a de petites graines qui germent et fleurissent en dehors du champ clos ; caractères-personnalités, petits groupes ; ils ont le parfum âcre d'une machine neuve sortant de l'usine, prête à bondir sur la route, à s'envoler en plein ciel, à débiter à mille à l'heure des boutons de culottes. Ces fleurs ne peuvent se reproduire et se dessèchent ; leurs restes sont enterrés dans les Musées et les Bibliothèques ou mis à la ferraille et c'est aux Archéologues qu'est dévolu le soin de les étudier et de les cataloguer... trop tard. Je dis « trop tard » pour la masse, parce que la masse compte seule. Rien ne se fait sans la masse. Bouddha, Jésus, Platon ne sont pas la masse ; ils ne sont que virtuels, c'est la masse qui les sacrera « un fait », en les reconstruisant collectivement ; ils ont donné le la et battu la mesure. Mais il n'y a pas d'orchestre. La masse ayant réclamé le droit de se former en orchestre, on lui a donné l'instruction obligatoire sans lui donner l'éducation et la culture obligatoires, — on lui a donné un mètre incomplet pour mesurer son champ, — elle trouve 40.000 kilomètres de tour à sa bonne volonté et à son impuissance à jouer en mesure.
Si l'homme avait un mètre complet, il n'y aurait pas de limite à son domaine et Saturne entendrait ses chants de victoire et d'amour — à en perdre son anneau.
Ils sont dans un rythme qui leur est extérieur, qui les entraîne !
Ils ne sont pas le Temps, ils ne sont pas l'Espace, ils y sont incorporés. Quand ils créent, ils ont pris le Temps et l'Espace et l'ont enfermé dans un rythme conforme aux dimensions de leur individu.
Leurs machines à espace sont bien près de la perfection étant donnés leurs moyens de conception ; je parle de leurs locomotives, de leurs autos, de leurs avions et aussi de leurs tableaux et de leurs statues qui sont d'autres machines à espace.
Les premières de ces machines ne sont qu'une imparfaite captation des forces naturelles ; elles varient d'aspect d'année en année ; elles suivent dans leur structure et leur rendement la marche du progrès. Aussi leur mise en œuvre exige-t-elle le meilleur et le plus énergique de l'activité humaine. Quant aux dernières de ces machines, je ne sais qui les peut faire. A vrai dire je crois qu'ils sont peu nombreux, deux ou trois par siècle sur toute la surface du sphéroïde.
Ces hommes, de par leur pouvoir, prennent le Temps, l'Espace et le Nombre et en font un tout à jamais défini, au contact duquel les individus perdent la notion de leur temps propre et de leur espace particulier et trouvent, en échange, un état voisin du bonheur. Nous avons vu par la lunette quelques-uns des objets créés exclusivement dans ce but : les Pyramides d'Égypte, l'Acropole d'Athènes, etc... à la base desquels nous avons pu reconnaître un module semblable à ceux de nos constructions, comme nous avons pu reconnaître des propriétés semblables aux atomes d'oxygène terrestre et saturnien. C'est pourquoi je ne me trouve pas trop étranger dans ce monde en formation houleuse et d'apparence désordonnée. Il est des instants où mon rythme intérieur s'accorde avec leurs bonds et leurs reculs — chaque fois que le nombre, enfin approché, leur apporte un peu de sa sécurité et de sa force créatrice ; j'aime à faire de l'automobile, de l'avion, à monter en chemin de fer pour faire dans un temps donné un parcours défini et je me repose des fatigues de ces sports à la vue de quelques-uns de leurs monuments ou de leurs tableaux où je trouve avec joie, cristallisée dans un petit monde individuel, toute la métrique qui n'existe pas encore dans leur Société.
Vous rappelez-vous, Très Cher, qu'on ait fait des tableaux au commencement de notre Monde ? Si l'Art n'est pas une preuve de la jeunesse excessive d'une Société, je vous propose que nous formions quelques saturniens à cet exercice pour le délassement de nos chefs et l'éducation de nos inférieurs.
DARTY.
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