Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Amicale des Amateurs de Nids à Poussière

Amicale des Amateurs de Nids à Poussière

Le Blog de l'Amicale Des Amateurs de Nids À Poussière (A.D.A.N.A.P.) est un lieu de perdition dans lequel nous présentons revues, vieux papiers, journaux, ouvrages anciens ou récents, qui s'empilent un peu partout, avec un seul objectif : PARTAGER !

Dans l'avenir

En ce temps-là, — on était alors en 2320, l'humanité était arrivée à un tel degré de perfection que tout y était admirablement organisé en vue du bonheur de chacun. Le monde entier marchant à l'aide de l'électricité, les citoyens devaient par jour un certain nombre d'heures à l'État, au cours desquelles ils actionnaient des machines ; après quoi, ils étaient libres. Une seule chose leur était interdite : les distractions individuelles. Ils pouvaient tout à leur aise assister à des conférences, suivre des cours de morale sociale, défiler en corps dans les rues avec des oriflammes et silencieusement (car la musique était interdite, afin de ne pas offusquer les gens qui ne l'aiment pas), ou écouter les discussions privées des commissaires de la Nation.

La marche inflexible du progrès ayant multiplié les guerres et la science leur ayant permis d'avoir un caractère foudroyant, on vivait dans des villes souterraines, toutes blanches, éclairées nuit et jour à l'électricité. L'habitude héréditaire du téléphone ayant supprimé toutes relations oisives, les gens causaient les uns avec les autres, du fond de leurs chambres, sans avoir le besoin de se rencontrer, comme le faisaient les barbares des siècles précédents, dont des pédants déplorables avaient trop longtemps exalté les mœurs puériles.

Mais ce que cette société modèle avait organisé de plus confortable, c'était encore le mariage. Voici comment on procédait.

Chaque célibataire des deux sexes s'adressait à une agence particulière, qui déposait chez lui — ou chez elle — un tableau portant le nom et l'adresse des jeunes gens — ou des jeunes filles — de la ville, encore à marier. En face de la personne nommée se trouvaient sa photographie électrique, un certificat de trois médecins, constatant l'état exact de chacun de ses organes, et son numéro de téléphone. Un jeune homme faisait-il son choix — ou une jeune fille — vite, la sonnerie en mouvement et deux minutes de conversation. Si l'on était d'accord, on se donnait rendez-vous, à la même heure, dans telle ou telle voiture de l'autobus-bolide, qui passait à une vitesse différente devant chaque étage des maisons souterraines. Certaines de ces voitures contenaient une chapelle roulante où un clergyman vous mariait sans que vous perdiez une minute.

Après quoi, à peine un enfant vous naissait-il que vous téléphoniez à la crèche voisine ; l'État l'enlevait, relevait, et, au bout de vingt et un ans, on avait le droit d'aller voir la figure qu'il faisait ; les services administratifs étaient même si bien établis que c'était presque toujours votre enfant que vous retrouviez, et non un autre. L'entrevue, d'ailleurs, était courte et fort correcte de part et d'autre.

Or, à l'époque dont je parle, dans une des villes des États-Unis les plus nombreuses et les plus avancées au point de vue du confort, — on l'appelait New-Echatana-City et elle n'avait été créée qu'à la fin du vingtième siècle, — vivait un jeune homme un peu étrange, qui passait pour fort intelligent, bien qu'on lui reprochât parfois d'avoir des points de vue personnels. Ses amis l'entraînaient, pour l'en corriger, à ces excellents cours de morale sociale, où quelque professeur assez peu décoré développait les thèmes essentiels de sa philosophie. (À New-Echatana-City, à vingt et un ans, on était décoré de soixante-quinze ordres différents, dont on portait les insignes. On les perdait successivement selon ses mérites ; à chaque manifestation que l'on donnait de sa valeur personnelle, on vous en arrachait publiquement un ou deux.)

Mais Jeremy W. C. Tarleton continuait à penser pour son propre compte.

Cette manie bizarre l'amena à rencontrer, un jour, dans un autobus-bolide, une jeune fille, qu'il regarda, au lieu de lire son journal. Elle était fort jolie. Rentré chez lui, il éclaira son tableau matrimonial. Elle n'y figurait pas. Il en fut désolé et en conclut qu'elle était déjà en puissance de mari.

Il en fut si affecté qu'il eut, plusieurs jours, des malaises étranges, si pénibles qu'il téléphona à son médecin. Celui-ci lui dit qu'il n'avait jamais vu, dans aucun hôpital, le moindre malade se plaindre de troubles pareils. L'un d'entre eux consistait dans un désir violent d'écrire à la machine des phrases sans signification précise, telles que :

« Votre vue m'a jeté dans un trouble exprimable... Aucune femme n'a fait passer dans mes veines le frisson que j'ai éprouvé pour vous... Vos yeux bleus me poursuivent comme si j'avais vu le spectacle du Paradis... »

Depuis longtemps, les machines à écrire ne servaient guère qu'à enregistrer des actes officiels, des contrats d'affaires ou des certificats de médecins. Jeremy W. C. Tarleton fut un peu épouvanté de l'audace bizarre de ses conceptions, encore plus épouvanté de penser qu'il désirait faire lire ces folies à son inconnue. La régularité des habitudes dans New-Echatana-City, fit que Jeremy W. C. Tarleton la rencontra souvent. Il finit par connaître son nom et son adresse. Elle s'appelait Mathematica Brown, et malgré son absence de tout tableau matrimonial, elle n'était pas mariée.

Jeremy cherchait sans le trouver un moyen d'envoyer ses phrases absurdes à la jeune fille. Il finit par savoir que dans la même usine que lui un de ses coéquipiers habitait une maison voisine de celle de miss Brown. Il eut alors l'idée anormale, curieuse, inattendue de faire porter ces lignes à miss Brown par son camarade.

Il faut l'avouer : l'effet fut foudroyant. Jamais miss Mathematica n'aurait soupçonné qu'on pût dire de telles choses à une femme. Elle s'accrocha désespérément au téléphone et lut le morceau déjà fameux à toutes ses amies. Celles-ci à leur tour en avertirent leurs camarades masculins. En quelques jours tout New-Echatana-City connaissait le texte de Jeremy W. C. Tarleton et le répétait par cœur. Enhardi par le succès, celui-ci récidiva ; une sorte de génie naturel se manifesta en lui, qui s'épanchait en longues pages de prose.

Alors il se créa autour de cet événement nouveau un snobisme. Chacun voulut écrire à une femme, à une jeune fille ; les gens de bonne volonté qui portaient les lettres furent remplacés par des gamins qui tiraient quelques sous de ces promenades. Ces coutumes nouvelles eurent leur répercussion sur les mœurs ; des mariages se conclurent sans l'aide du tableau électrique. Les professeurs de morale sociale firent des cours publics sur ces phénomènes alarmants. « L'histoire de l'humanité, disaient-ils, telle que nous la connaissons ne rapporte aucun exemple de ces aberrations individualistes. » Mais ils n'enrayèrent pas le mouvement fatal.

Ai-je besoin de dire que Tarleton avait épousé miss Brown ? Il était heureux,bien que sa crise de jeunesse fût finie. Il dépêcha même à la crèche municipale son premier-né, comme tout le monde.

Cependant, l'État s'était emparé de l'invention géniale de ce curieux jeune homme ; elle se chargea de faire transporter les lettres privées et monopolisa même ce service.

On lui donna, je ne sais pourquoi, le nom général de Postes, et ce fut un des plus grands progrès de l'humanité.

Edmond Jaloux.

Edmond Jaloux - Dans l'avenir (1923)

Edmond Jaloux - Dans l'avenir (1923)

Commenter cet article

Présentation

 

Le Blog de l'Amicale Des Amateurs de Nids À Poussière (A.D.A.N.A.P.) est animé par :

 

(Photographie : Jean-Luc Boutel)

 

Christine Luce

 

Samuel Minne

 

Fabrice Mundzik

 

Liste des contributeurs

 

Articles récents

Quelques dépoussiéreurs :

e-Bulles d’encre

 

À propos de Littérature Populaire

 

Sur l’autre face du monde

 
Les Moutons électriques
 
Éditions Bibliogs