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Amicale des Amateurs de Nids à Poussière

Amicale des Amateurs de Nids à Poussière

Le Blog de l'Amicale Des Amateurs de Nids À Poussière (A.D.A.N.A.P.) est un lieu de perdition dans lequel nous présentons revues, vieux papiers, journaux, ouvrages anciens ou récents, qui s'empilent un peu partout, avec un seul objectif : PARTAGER !

En 1937, J. R. R. Tolkien publie The Hobbit, la première histoire issue des Terres du Milieu qu'il invente et peuple en bon écrivain démiurge depuis 1917. Deux ans plus tard, il explique la forme de ce récit en énonçant les qualités de ce qui allait devenir la fantasy moderne dans un essai « Du conte de fées », qu'il avait développées dans The Hobbit, puis au début des années 1950, à la trilogie du Seigneur des anneaux. S'opposant au préjugé qui attribuait au public enfantin les contes de fées, Tolkien rappelle leur première vocation adulte et en expose la métamorphose moderne adaptée aux lecteurs du XXe siècle.

Une année auparavant, en 1936, un roman pour la jeunesse est publié à Londres également, signé J. Bissell Thomas : « The Dragon Green ». La publication ne fit pas tant de bruit et ne fut suivie d'aucun essai, mais on peut le considérer comme l'émergence d'un genre au sens où ce récit destiné effectivement aux plus jeunes lecteurs, tout proche du conte de fées, s'en extirpe en malmenant son architecture au profit d'une histoire à deux pas de la fantasy. L'univers de ce dragon vert n'est pas tout à fait encore un monde parallèle mais il n'en est pas loin en créant un être fantastique au langage propre, aux origines certes obscures mais inhumaines et dotées d'une manière de voir propre. Et s'il y a bien un roi, sa cour et une princesse à marier, les circonstances qui mènent à la rencontre n'ont rien à voir avec les défis habituel, le déroulement ressemble plus à un roman d'aventures et la fin se conclut sur un renversement inhabituel des rôles. En extrapolant sans vergogne, The Dragon Green est l'ancêtre du dessin animé Shrek (DreamWorks), plus humanoïde toutefois.

The Green Dragon, Illustration de Vernon Soper

The Green Dragon, Illustration de Vernon Soper

Une princesse, jolie comme il se doit, consciente de son statut privilégié et déterminée à le faire respecter, vit à la cour de son père. La jeune personne est pourvue d'un caractère bien trempé et d'un esprit relativement réaliste qui lui fait jauger sévèrement l'auteur de ses jours et ses courtisans serviles. Lors d'un conflit avec son royal paternel durant une croisière, ce dernier la débarque sur une île réputée pour abriter un dragon. Il ne croit pas une seconde à cette fable et pourtant, elle est vraie. Cette bête du plus beau vert vit solitaire après une enfance malheureuse et absurde qui la fit naître en Afrique puis grandir sous la tutelle d'un magicien omnipotent, a priori d'origine asiatique, dont la particularité la plus étrange est de vivre dans un palais sous les mers et sous un volcan. Cette partie dramatique et cocasse qui fait intervenir girafe, autruche et sorcière n'est pas sans évoquer les Histoires comme ça de Kipling, avec moins de licence poétique et cependant beaucoup plus éloignée d'une quelconque réalité de légende.

La rencontre du dragon et de la princesse s'avère explosive et aurait dû se terminer pour la jeune fille sous les crocs enflammés du premier, mais les deux êtres se découvrent l'un pour l'autre des affinités plus puissantes que leur différence physiologique. Évidemment, ils sont conscient de la difficulté d'une existence qu'ils envisagent très vite de partager. Après quelques discussions orageuses, chacun a son petit caractère, la rupture leur est insupportable, ils s'en remettent au magicien. Ce dernier estime leur requête franchement anecdotique, mais par un reste de sentimentalisme, et peut-être bien par malice, il transforme le dragon et en beau prince sous les yeux ravis de la demoiselle qui voit là l'accomplissement des désirs normaux de toute fille bien éduquée pour se marier.

Eh bien, ça ne marche pas du tout ! Bête ou prince, le dragon reste un dragon, persuadé d'être un seigneur de son univers, roi d'une île et de ses cocotiers. L'unique prunelle de ses yeux étranges est sa princesse, si délicieusement dragonne dans l'âme qu'il imaginait recouverte d'écailles de velours vert, sinueuse dans ses bras musclés, la compagne idéale des envolées dans le ciel. Mais le roi, à qui la belle le mène pour régler l'union en bonne et due forme, est lui aussi convaincu d'être le sel de la Terre. Il tente de repousser ce prince manant, et d'ailleurs réussit : toute une cour et un roi contre un seul prince, l'affaire finit mal par la mort du prétendant. Alors que la princesse se lamente, la bête renaît, un dragon ne meurt pas sous la peau d'un prince, et s'il épargne la vie du père, il ne lui mâche pas son mépris des hommes et de sa majesté en particulier. Les deux amants s'envolent et le magicien satisfait de son tour de société donne à la princesse la plus jolie apparence de grand lézard volant.

The Green Dragon, Illustration de Vernon Soper

The Green Dragon, Illustration de Vernon Soper

Surprenant récit, on me l'accordera, écrit avant 1936, d'une morale plus que douteuse à de nombreux points de vue, depuis l'attirance contre-nature à l'alliance envisagée pour une communion d'esprit enfin trouvée, sans oublier le final qui renverse la vapeur aux idées tenaces qui font de l'homme le nec plus ultra de la création. Je n'irais pas jusqu'à prétendre que leur idylle est un modèle à imiter, mais l'auteur s'est visiblement enchanté à la mettre en scène en allant jusqu'au bout des personnalités inventés. Lorsque le dragon s'exprime, il le fait avec la conviction étrangère mais réelle d'être dans son bon droit, le dialogue ne s'établit qu'entre la princesse et lui, la jeune fille n'ayant pas grand respect pour les mœurs de la société qu'elle connaît, et peu dupe de l'affection de son père, plus soucieux des prérogatives de son pouvoir que du bien-être de ses sujets, fussent-ils sa fille en l'occurrence.

 

Mais qui était J. Bissell Thomas ? À vrai dire, difficile de le savoir exactement, ses dates anniversaires demeurent inconnues, sa période d'activité couvre la première moitié du XXe siècle et c'est tout ce que l'on peut préciser. Par contre, si l'auteur qui débuta par des livrets musicaux reste discret, on peut déjà la nommer complètement, car il s'agit d'une femme : Joyce Alice Bissell Thomas. Outre les livrets musicaux, elle écrivit quelques romans, celui-ci, des histoires de sorcières comme The Witch in the Clock Tower en 1946 (initialement une pièce musicale en 1935) ou Old Broomsticks en 1950, et au moins deux romans policiers, Strangers at my Door en 1945 et The Lady by Candlelight en 1952, et d'autres d'aventures The Amourous Baron. Pourtant, il est fort probable qu'elle eut une activité dans les milieux médiatiques naissants, et en tout cas autour de ceux de la télévision puisqu'elle est encore citée pour avoir donné sa première émission originale à la BBC, c'est-à-dire autre que ce qui était diffusé jusqu'en 1937, des dramatiques théâtrales. Avant même Agatha Christie qui fut portée sur petit écran quasiment en même temps, c'est un film court (une quinzaine de minutes environ) qui débuta les programmes le 19 janvier 1937 à la chaine britannique BBC « The Underground Murder Mystery », tourné dans le métro à la station Tottenham Court Road (in The Classic British Telefantasy Guide, par Paul Cornell, Martin Day, Keith Topping). Malgré ces petits événements plus importants qu'ils n'y paraissent, Joyce Alice Bissell Thomas a disparu des mémoires.

The Dragon Green eut pourtant une carrière. Il parut en 1936 chez Burns, Oates, avec des illustrations de Willmet Steuart disent certaines sources, de Vernon Lissenden Soper – né en 1899, mort en 1945 presque certainement, un illustrateur modestement connu et pourtant talentueux, son dragon ne manque pas de charme –, ce qui paraît exact. Le roman est réédité en 1944 par Robert Hale sous le même titre ou sous celui de Dragon Island, et réimprimé les deux années suivantes. En Grande-Bretagne, il sera de nouveau publié en 1975 en deux volumes, The Dragon Green et The Prince of the Dragon Green chez Abelard-Schuman. Entre-temps, il a été traduit et publié en France...

The Dragon Green, édition anglaise de 1945 - suivi de la jaquette du roman Old Broomsticks qui permet d'apercevoir en coin Joyce Alice Bissell Thomas, photographiée avant 1950.
The Dragon Green, édition anglaise de 1945 - suivi de la jaquette du roman Old Broomsticks qui permet d'apercevoir en coin Joyce Alice Bissell Thomas, photographiée avant 1950.

The Dragon Green, édition anglaise de 1945 - suivi de la jaquette du roman Old Broomsticks qui permet d'apercevoir en coin Joyce Alice Bissell Thomas, photographiée avant 1950.

C'est Hachette qui en assure l'édition en 1956, dans la vénérable collection de la Bibliothèque Rose Illustrée, sous sa forme encore de cartonnage décoré à l'or et recouvert d'une jaquette illustrée. Je n'ai hélas pas cette dernière, mon exemplaire est nu, et je n'ai pas découvert de numérisation providentielle sur le réseau. La traductrice est Marguerite de la Rouchefoucauld et c'est GillesValdès qui remplace Vernon Soper pour les illustrations, en noir et blanc. Elles ne manquent pas de charme mais on regrettera la belle couleur verte attendue et leur aspect moins « fantasy », justement. C'est assez étonnant que la maison Hachette ait publié ce roman sans avoir eu l'idée de traduire celui de Tolkien, The Hobbit – une traduction qui fut pourtant envisagée dès sa parution anglaise –, et sortira seulement en 1969 chez Stock avant d'être mis en Bibliothèque Verte en 1976. Depuis, Bilbo est entré dans l'imaginaire français tandis que ce prince Dragon Vert, beaucoup plus anecdotique mais très amusant, tombait dans l'oubli.

 

Nota Bene du 3 mars 2016. Samuel Minne s'est montré particulièrement sensible aux attraits de cet article et a découvert un exemplaire complet de sa jolie jaquette... qu'il s'est offert. La bonne idée qui me permet d'ajouter la numérisation de celle-ci : merci !

Dragon Vert, par Joyce Bissell Thomas, Hachette Bibliothèque Rose, 1956 : jaquette illustrée par Gilles Valdès.

Dragon Vert, par Joyce Bissell Thomas, Hachette Bibliothèque Rose, 1956 : jaquette illustrée par Gilles Valdès.

Le Dragon Vert, Hachette Bibliothèque Rose illustrée, 1956 : couverture et illustrations de Gilles Valdès.
Le Dragon Vert, Hachette Bibliothèque Rose illustrée, 1956 : couverture et illustrations de Gilles Valdès.
Le Dragon Vert, Hachette Bibliothèque Rose illustrée, 1956 : couverture et illustrations de Gilles Valdès.
Le Dragon Vert, Hachette Bibliothèque Rose illustrée, 1956 : couverture et illustrations de Gilles Valdès.
Le Dragon Vert, Hachette Bibliothèque Rose illustrée, 1956 : couverture et illustrations de Gilles Valdès.
Le Dragon Vert, Hachette Bibliothèque Rose illustrée, 1956 : couverture et illustrations de Gilles Valdès.
Le Dragon Vert, Hachette Bibliothèque Rose illustrée, 1956 : couverture et illustrations de Gilles Valdès.

Le Dragon Vert, Hachette Bibliothèque Rose illustrée, 1956 : couverture et illustrations de Gilles Valdès.

Enfin, pas tout à fait, Shawn MacKenzie, un auteur de fantasy, amateur de dragons lui rend hommage en lui dédiant sa passion adulte, alors...

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M
Un livre fondateur au tout debut de la vie de lecteur... Un pur bonheur, ce livre. Ému de le voir re-situé ici ! Mon exemplaire est mort noyé dans une inondation ( avec quelques Fantômas en édition originelle, et au moins un Jules Verne en Hertzl... ).
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