Les Cris du cœur 1
Georges Gaillard
Aux combats de boxe du Wonderland
La boxe est réellement entrée dans nos mœurs et chaque samedi voit affluer au Wonderland la foule des fidèles 2.
Cette foule dans laquelle le veston coudoie l'habit et où fraternisent le smoking et le chandail, est entre toutes pittoresque et passionnée, on y remarque des spectateurs riants, enjoués, goguenards ou humoristiques qui opposent leurs réflexions philosophiques aux vociférations et cris furieux d'un plus grand nombre d'enragés et d'énergumènes.
Cette foule palpitante traduit ses sentiments et ses émotions par de véritables cris du cœur dont la forme est souvent un peu fruste, mais dont la sincérité méritait d'être notée, soit que ces cris déchirent brusquement l'angoisse d'un silences si profond qu'on pourrait croire vide la vaste salle, soit qu'ils émergent du vacarme produit par les houles tumultueuses d'une multitude exprimant sa joie, sa colère ou son impatience.
J'avais depuis longtemps noté la plupart de ces cris, mais j'avais jusqu'alors gardé mon petit recueil ne voulant pas prendre la responsabilité d'attribuer ces exclamations à des personnalités qui, au cas d'erreur possible de ma part, n'eussent pas manqué de me désavouer.
Contrairement à ce que pense une ignorante multitude, les séances de boxe sont suivies par une élite intellectuelle, MM. Tristan Bernard, Romain Coolus, Antoine, René Fauchois notamment, sont des chevaliers assidus du Cercle enchanté et précisément samedi dernier un bienheureux hasard voulut que je fusse place entre MM. Paul Bourget et Sherlock Holmes.
J'abusai sans vergogne de la situation et leur montrai mon recueil, jusqu'alors inutilisé.
Leur indulgence pour un coaficionado alla jusqu'à s'intéresser à mon petit travail, ils ne jugèrent pas que ce fut un passe-temps indigne d'eux que de rechercher ensemble la paternité de ces cris du cœur et de dévoiler la personnalité physique ou morale de leurs auteurs.
C'est donc à la collaboration du plus subtil des psychologues et du plus fort des logiciens qu'est dû le travail que je soumets à mes lecteurs, tel que me l'apporta ce matin le docteur Watson, de la part de son ami.
L'épigraphe Un cri est un état d'âme est due à M. Paul Bourget, la division chronologique sinon nouvelle en trois parties : avant, pendant et après le combat est due à l'esprit mathématique et ordonné de M. Holmes.
Avant le combat
Cerf. — Impossible ! Mille regrets !
L'invité ignorant. — Quel plaisir peut-on éprouver à voir des gens se casser la figure ?
Un commerçant. — Le chien-chien gum ! Le sandow 3 de la mâchoire !
Un autre. — L'Annuaire du Ring ! Le Bottin de la Boxe !
Manaud 4. — Non, non, je ne veux pas être à côté d'Antoine, on va encore m'interviewer sur Chantecler !
Th. Vienne 5. — Pressons ! Pressons !
Victor Breyer 6. — Non, non, je n'arbitre pas ! Au revoir, Monsieur !
Le sceptique. — La balance ! Y pèse au moins 10 kilos de plus !
Le curieux. — Et le poids des gants !
L'observateur. — Jamais je n'ai vu à Paris tant de nègres, et c'est curieux, tous les boxeurs blancs ont le nez cassé.
Le Time-keeper. — Seconds out !
Le gong. — Bang !
Le Time-keeper. — Time !
Pendant le combat
Le partisan de celui qui attaque. — C'qui en passe ! C'qui en passe ! Ouf ! s'il avait pris c'ui-là !
Le fervent de celui qui reçoit. — Seul'ment vlà, y n'l'a pas pris ! Aïe ! c'est bloqué ! Mossieu, c'est dans les coudes !
L'âme sensible. — Du sang ! C'est épouvantable !
Le poète. — Il pavoise !
L'ironiste. — Oh ! les beautés du « noble art ».
Le désespéré. — I'n'suit pas ! Ton gauche ! Ton gauche !
L'enragé. — I' flotte ! Tue-le !
Cuny 7. — Dans les persiennes ! Il est moka !
Un Titi des 3e. — Assez, Cuny ! Tes châsses euss' débinent 8 !
L'impartial. — À la porte les soigneurs !
Le dégoûté. — I' s' mouche par terre !
Le désabusé. — J'aurais dû aller au Concert Ronge !
Le novice. — I' verra quand j' frai' l'poids !
Le dégoûté. — Oh ! cette éponge commune à toutes les bouches !
Un abonné de l'Opéra. — Il n'y a que le jeu de jambes qui soit intéressant.
La dame pâle au grand chapeau. — Il est bien le grand brun rasé !
Sa voisine. — Oh ! comme ils doivent savoir parler aux femmes !
Victor Breyer 9. — Dégagez !
E. Maitrot 10. — Séparez !
L. Phelan 11. — Break away !
L. Sée 12. — Pourriez-vous me dire ce qu'un arbitre doit ignorer ?
Ch. Roux. — Bombardier ! Bombardier 13 ! C'est idiot !!!… Croyez-vous à l'efficacité du grandisseur Desbonnet 14 ?
Guillet. — Je prépare « la revue des X… » Son titre sera « le Jim paré des plumes du Jack 15 ».
Anastasie 16. — My hardest fight a été celui que j'ai livré à Battling Manaud en 15 « rondes » 3 minutes chaque « ronde ».
Jim Pratt 17. — Je suis un type dans le genre de Mac-Intosh, c'est moi qui ai découvert Jem Mace, Carpentier et Talo Biribil 18.
Fr. Reichel 19. — Il nous faut une fédération. Dieu le veult ! Dieu le veult !…
Oudin 20. — Il n'y a que les combats des purs qui soient passionnants.
L. Doerr 21. — Le sport n'a pas de patrie, ainsi moi, Môssieur, je suis Suisse, mon épouse est Bavaroise et dans mon bar américain j'enseigne aux Espagnols la boxe anglaise en France.
Le crâneur. — Passez-le moi que j'le finisse !
L'arbitre. — One, two, three, four, five…
Celui qui n'a rien vu. — Il a frappé trop bas ! Vous en êtes un autre.
Une voix de la chapelle sixtine. — Allez ! Marcel !
J. Mortane 22. — C'est le round qu'il n'oubliera pas.
Le chauvin. — L'Anglais est groggy ! Ah ! nous les avons dépassés de loin.
Le documenté. — Welter-Weight, mossieu, c'est le champion américain à qui le Wonderland va opposer Break Away.
L'éclectique. — La force de Gaucher, la science de Carpentier, l'encaissage de Lacroix, et nous avons un champion du monde 23.
Le prévoyant. — 45e round ! Pourvu qu'on ait le dernier métro !
Le speaker. — L'arbitre déclare…
Après le combat
La moitié de la salle. — Ah ! Oh ! C'est inique ! C'est idiot ! On nous prend pour des imbéciles ! Quel crétin, cet arbitre ! Il est vendu ! Il a parié ! Il recherche la popularité ! Ses décisions lui sont dictées ! Il n'y a que les arbitres américains ! Ah ! là là. On tue la boxe !
L'autre moitié. — Très juste ! Bonne décision ! Il est très intelligent, cet arbitre, et impartial, indépendant, distingué, oui mossieu ! et vous qu'est-ce-que vous en pensez ?
Le philosophe. — La décision de l'arbitre est sans appel.
Le jamais satisfait. — C'est l'autre le vainqueur moral.
Le riche américain. — Il est mort ! I don't care. Voilà 50 louis et que le combat recommence.
L'énergumène. — Cassons tout !
Le porteur d'une place de faveur. — Rendez l'argent !
Le gobeur. — C'est du chiqué !
Un nègre. — They ain't as good as coons !
Le pédant. — Il est tombé sur un shift-punch à la Fitzimmons 24.
L'érudit. — Il doit avoir le solar-plexus bien faible.
Le critique. — C'est du spectacle et non du sport.
Le profane. — Quelles brutes ! Quels sauvages ! C'est un spectacle digne de la décadence.
Le fat. — Quand on est beau garçon, on ne fait pas ce métier-là !
Le suffisant. — Ah ! si je m'entraînais !
Le fervent. — Quand on est venu une fois ici, c'est comme un vice.
L'utilitaire. — Au fond, à quoi ça sert ? La force morale a une autre valeur, et qu'est-ce que la boxe ?
Le mathématicien. — C'est le plus court chemin d'un poing à une face.
Le kangourou boxeur. — Comme me le disait Jeffries en me reconnaissant : ça donne la confiance en soi, ça inspire la déférence, ça dispense des revolvers, ça fait respecter votre femme, ça sert à fouailler la crapule. Du reste, je vous en reparlerai mardi.
L'emballé. — Ma fille fait de la boxe et elle a trois ans !
L'écœuré. — Ah ! Mossieu ! Johnson a touché deux millions pour 27 coups de poings et Pasteur avait des dettes ! Pauvre humanité !
Ch. Faroux 25. — Il faut qu'il prenne de la vitesse, ça résulte de la formule 1/2 m. v. 2.
Dispan 26. — Ah ! venir ici quand on y est contraint ! La musique de Madame Butterfly est autrement préférable.
Desmarets 27. — Il n'y a que la boxe, mossieu, qui ait pu me faire maigrir de 2 litres 1/2 en huit mois.
Un habitué. — Au revoir, monsieur, à samedi.
Son voisin. — Mais certainement… À samedi.
Malgré la promesse que j'avais faite à MM. Paul Bourget et Sherlock Holmes de conserver pour moi leur petit travail, je n'ai pu résister au désir de faire connaître aux amis des sports et du pittoresque le résultat d'une collaboration aussi inespérée pour moi.
Chacun de nos lecteurs pourra d'ailleurs contrôler par lui-même, un très prochain samedi, l'œuvre des deux profonds psychologues auxquels j'adresse, avec toutes mes excuses pour les avoir cités malgré ma promesse, tous mes plus sincères remerciements.
DERNIÈRE HEURE. — Le collaborateur de M. Holmes, que celui-ci avait pris pour M. Bourget et m'avait présenté pour tel, ne serait autre que M. Sam Mac Vea. C'est la première fois que la perspicacité du célèbre détective se trouve en défaut 28.
1Georges Gaillard, « Les Cris du cœur », in La Presse nº 6770 du 2 janvier 1911.
2(dir.) Christian Dorvillé, Grandes figures sportives du Nord-Pas de Calais, Presses Universitaires du Septentrion, 2010 : « Sur le modèle du Wonderland anglais (salle de Whitechapel où se déroulent de nombreux combat de tous niveaux), est créé en 1907 à Paris le Wonderland où les Français peuvent admirer des vedettes étrangères (F. Erne, W. Lewis, S. McVea…) mais aussi des français « novices ». »
3Câble extensible (extenseur) ou, dans ce contexte, terme utilisé pour décrire la répétition de coups dans le vide, lors de l'entraînement d'un boxeur.
4Probablement Léon Manaud, journaliste sportif.
5Théodore Vienne : « Cofondateur du vélodrome et du Paris Roubaix, il est aussi à l'origine des arènes à Roubaix, de la grande roue et du Luna Park de l'exposition Universelle de 1900. mais aussi du « Wonderland français » avec l'introduction de la boxe anglaise en France », in La Voix du Nord du 20 août 2011.
6Journaliste sportif.
7Fernand Cuny, boxeur, devenu entraîneur et organisateur de combats de boxe.
8En argot : « T'as la berlue ! » ou « Ta vue baisse ! ».
9Journaliste sportif.
10Émile Maitrot, arbitre et organisateur de combats de boxe.
11Le docteur Phelan était aussi arbitre.
12Léon Sée, journaliste sportif.
13Peut-être une allusion au boxeur anglais Billy « Bombardier » Wells ?
14Appareil qui permettait de grandir de plusieurs centimètres en quelques mois.
15Peut-être une allusion au « combat du siècle » du 4 juillet 1910, entre Jack Johnson et James Jeffries ?
16Louis Anastasie, champion de Savate, entraîneur, manager et organisateur de combats de boxe.
17Boxeur, arbitre et grand amateur de courses hippiques.
18Jem Mace (boxeur), Georges Carpentier (boxeur) et Talo Biribil (jockey).
19Frantz Reichel, sportif, journaliste sportif, arbitre et co-fondateur de la Fédération française de boxe en 1903.
20Georges Oudin, journaliste sportif, arbitre et membre du conseil de la Fédération française de boxe.
21Louis Doërr, boxeur devenu entraîneur.
22Jacques Mortane, journaliste sportif.
23Marc Gaucher, Georges Carpentier et Battling Lacroix (boxeurs).
24Robert « Bob » Fitzsimmons, boxeur.
25Charles Faroux, ingénieur automobile et journaliste sportif.
26Probablement Suzanne Dispan de Floran, cantatrice.
27Robert Desmarets, journaliste sportif et créateur de la course cycliste des Six-Jours de Paris. Pour l'anecdote, il est le père de la comédienne Sophie Desmarets.
28Sam Mac Vea était un boxeur noir américain, Paul Bourget… un écrivain « blanc » !
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