Avertissement : ceci est une chronique de lecture, un point de vue personnel et ne prétend rien de plus.
En 1919, Gus Bofa a trente-six ans. La trentaine, il l'a abordée au cours de la Première Guerre mondiale, un charnier dont il n'est pas sorti indemne. On ne sort pas d'un conflit de plusieurs années, dont les causes, les objectifs et les conséquences se sont éloignés de ce qui peut être appréhendé par l'esprit humain. Il y a ceux qui sont morts et les survivants, parmi eux, les artistes qui pratiquaient déjà, brisant net l'avant et l'après dans leur manière de voir. Contrairement à d'autres qui préféreront se monter la tête avec des souvenirs héroïques ou revanchards, ceux-là ne se remettront jamais tout à fait des horreurs qu'ils ont vécues, elles hanteront leurs œuvres, comme des aveux, des confessions ou des imprécations. L'amertume se mêle au cynisme d'abord, qui les aideront à refouler la conscience d'avoir vu leur libre-arbitre bafoué, manipulés comme des marionnettes sans qu'ils puissent résister, et pire, lorsqu'il leur arriva de participer de leur plein gré à ce qu'ils abominaient. En novembre 1919, pour la Société Littéraire de France, Gus Bofa publie Rollmops, le dieu assis...
Roll-Mops (Rollmops dans le titre intérieur et le récit) par Gus Bofa - Société Littéraire de France, 1919
Le titre incongru déclenche la perplexité. Les rollmops ont toujours été ce qu'ils sont aujourd’hui, avec des variantes : « Le rollmops (mot allemand qui vient de rollen (enrouler) et mops (carlin)) est un filet de hareng mariné dans une sauce aigre-douce et roulé autour d'un cornichon. »
Pourquoi avoir nommé le héros ainsi ? Peut-être l'inspiration de la préparation culinaire « boche » (le mot est du langage courant au début du XXe) que l'écrivain n'aimait pas, ou la description de la chose roulée sur elle-même, et sûrement une bonne dose de fantaisie ironique, parce que le faire dieu assis implique une contorsion imprévue.
Rollmops, donc, naît sous nos yeux, décrit et dessiné, Désiré de son prénom, évidemment.
NAISSANCE DE ROLLMOPS
« Si Désiré Rollmops fut dieu, ce fut bien vraiment pour ses seules qualités personnelles, car il n'y avait encore jamais eu de dieux dans sa famille.
Son père, qui était rentier, mourut quelques années avant sa naissance.
Sa mère vécut trop pour éviter le petit scandale de cette conception tardive et juste assez pour le mettre au monde. Elle le portait depuis sept mois.
Telle fut la nativité de ce jeune dieu, mêlée, comme il convient, d'un peu de merveilleux. »
Page 1
Le ton est donné pour ce petit ouvrage, une centaine de pages, à l'ironie mordante, dans le gras du mollet. Il s'agit d'ailleurs d'un texte court, plus illustré qu'écrit, retraçant chapitre après chapitre, tout aussi brefs, la vie éphémère d'un dieu auto-proclamé, on verra plus loin comment elle fut écourtée.
La principale raison de l'ascension divine du héros consiste justement à être resté assis pendant toute cette période consacrée à l'éducation. Depuis la petite enfance jusqu'à l'âge de la circonscription, il s'appropria un siège immuable dans chaque endroit qui l'accueillit, chez sa tante, à l'école maternelle puis en septième qu'il occupa plusieurs années. La deuxième fut de n'avoir jamais opposé un mot au discours étranger. Muet par principe, il devient aveugle grâce à l'institution scolaire et une paire de lunettes à fort grossissement. Il traverse alors sans anicroche cette période source de conflits générationnels, nul ne cherche à nuire à l'élève d'une sagesse exemplaire, sa vocation divine jamais contrariée. Cependant, ne croyez pas qu'il n'apprend rien, une osmose lente mais sûre s'opère au contact du vulgaire, sans rien faire pour le gagner, n'est pas dieu qui veut. Des incidents inattendus, causés par des écoliers plus actifs dans la vie, révèlent des savoirs qu'il juge d'ailleurs sans intérêt, et qui le convainquent de sa déité.
« Il n'avait pas compris un mot de cette troublante histoire et désormais s'abstint de lire comme d'un effort inutile. »
Page 26
« La Révélation à de vulgaires cerveaux humains est, en quelque sorte, une déchéance pour un dieu qui se respecte, et Rollmops eut plus de tact, pensons-nous, en restant résolument hermétique et ésotérique.
Ainsi prend-il mieux, à nos yeux, la vraie signification de ce qu'il fut : une grandiose et simple incarnation de la Force d'Inertie Universelle. »
Page 34
La vie de Rollmops était promise à la plus douce des existences grâce à l'inaction permanente et indifférente aux besoins séculiers comme d'ailleurs aux obligations religieuses, l'autosuffisance de son culte personnel ne lui permettait pas de vouloir convertir qui que ce soit pour jouir de sa condition. Avouons que Bofa l'écarte aussi des choses de l'amour, lui épargnant peut-être, d'après l'auteur en tout cas, bien des déconvenues, en même temps qu'il l'éloigne de la tentation de se reproduire. Hélas, bien que Désiré ne l'ait pas remarqué, la guerre éclata. Avec elle, l'agitation et la paranoïa, les grands sentiments et les basses œuvres.
Gus Bofa s'amuse en écrivant et dessinant, pourtant, l'amertume est au bout des lèvres qui racontent cette farce. Ce qui précédait n'était après tout que le lot, rendu burlesque pour le récit, de nombreux enfants nés plus au hasard que d'autres, la suite est plus vivace dans son esprit encore sous le joug des souvenirs proches. Il a le goût dans la bouche de cette fatalité injuste, décidée par l'opinion qui rassemble et façonne une raison d'état et des citoyens, qui oblitère, par instance supérieure, l'individu le plus inoffensif.
« […] un homme vêtu de noir, avec une casquette noire et des boutons de cuivre, qui lui demanda ses papiers comme il quittait pour la seconde fois la pension Logrenouille.
— Je n'en ai pas, dit simplement Rollmops, et c'était la propre vérité.
— Ne faites donc pas l'idiot et montrez-moi vos papiers, insista l'agent.
Et, à ces cinq mots, soixante personnes s'arrêtèrent et se formèrent en cercle.
Rollmops se tut et attendit qu'on lui dît ce qu'il devait faire.
— Vous ne voulez pas? dit l'agent... Vous ne voulez pas? Eh ben, nom de Dieu, votre compte est bon. »
Page 59
Monsieur Logrenouille, dont le patronyme incline à le voir comme un mangeur d'enfants mais aussi comme l'animal qui voulut se faire plus gros qu'un bœuf, vient à la rescousse de Rollmops dans ses démêlés, qu'il ignore il faut le dire, divinement. Mais si l'aide de son maître d'école, méprisant cependant, l'extirpe de la prison pour trahison, c'est pour mieux l'envoyer servir la patrie. Le quinquagénaire tricolore à la boutonnière le conduit avec empressement vers l'acte de guerre, sûr d'accomplir par procuration son devoir et bénéficier des honneurs, comme ceux qui font rejaillir des gloires factices avec des événements qu'ils n'auront jamais vécus.
« […] c'est un pâle crétin, aux trois quarts loufoque, qui se croit dieu et prophète. Je me porte garant qu'il est trop bête pour n'être pas honnête ! »
Pages 62-63
Le service armé n'est pas trop regardant à la qualité de la chair à canon, Rollmops est engagé. La sagesse exemplaire, qui lui attirait les bonnes grâces des actifs autour de lui depuis son enfance, continue de le sauvegarder. Passif jusqu'au-boutiste, il convainc sans agir officiers et camarades de ne lui confier aucune tâche susceptible de le laisser opposer une force d'inertie invincible, il est trop fort. Ils lui réservent alors les places qu'aucun n'est capable d'occuper, celles qui ne pourraient que les faire mourir d'ennui sans honneur.
« — J'y vois très bien, interrompit modestement Rollmops, qui ajouta cette restriction : « Pour ce que je fais! »
— Et peut-on savoir ce que vous faites ? s'enquit le major, suant de colère contenue.
— Rien, dit honnêtement Rollmops.
— C'est un joli métier! dit le major.
Et il le porta bon pour le service armé. »
Page 71
Le souffle divin qui le portait, ou plutôt sur lequel il siégeait, assis quand les hommes communs se tenaient debout, s’abrège tragiquement, la guerre s'obstine à introduire la réalité. Elle le trahit, le dépossède de ses pouvoirs, la guerre emporte tout sur son passage. L'épisode final ne se dépare pas des péripéties cocasses et absurdes que Bofa illustre depuis le début, et pourtant, il faudrait être aussi myope que Rollmops pour ne pas percevoir la détresse profonde, enfouie sous l'aspect rigolard, « faut pas s'en faire ! », l'auteur rappelle l'expression galvaudée dans les tranchées. Pourquoi s'en faire quand on a perdu le contrôle. Et puis un jour, l'action, et la vie que refusait Désiré, s'introduit dans son intimité, peut-être l'image du pacifisme auquel les combattants ont renoncé, et il n'est pas armé.
« La réalité envahissait sa vie de partout, et les faits, précis et immédiats, le prenaient à partie si directement qu'ils le forçaient à l'action et à la vie.
Il regardait les choses, les voyait et pensait à l'attaque imminente de la patrouille.
C'est alors qu'il s'aperçut qu'il avait oublié son fusil, surmonté de sa baïonnette, dans la tranchée. »
Pages 101-102
L'issue est fatale pour Rollmops, et les vétérans se souviendront de lui surtout pour n'avoir jamais ni bu ni fumé, la précision qui rappelle les préoccupations si lamentables lorsqu'il ne reste que ces primes rares et comptées. Mais c'est avant sa mort qu'il meurt, et bien que ce soit dit comme une scène parodique à effet comique, elle me paraît teintée d'une telle désespérance que cent ans plus tard, j'en ressens encore la tristesse. La condition humaine se trouve à l'intérieur d'une conserve de harengs roulés dans le vinaigre.
« Rollmops revenait illuminé, suivi des deux Boches et fier de sa force.
Il se sentait solide et bien vivant, content d'avoir « agi » et couru dans l'air tiède du soir, content d'avoir frappé dur et abîmé de la viande humaine, content de se sentir vivre après avoir tué. »
Page 107
Gus Bofa n'a jamais respiré la joie de vivre. Le sous-titre de l'excellent ouvrage qui lui est consacré chez Cornélius, rédigé par Emmanuel Pollaud-Dulian, résume parfaitement l'ambiance de sa carrière, L'enchanteur désenchanté. Rollmops le dieu assis, ce livre qu'il dédicace affectueusement à Pierre Mac Orlan, son ami et complice si l'on en juge les rencontres croisées durant leur carrière, est plus que jamais le théâtre écrit et joué aux crayons de ses désillusions. Deux ans plus tard, les deux amis s'unirent à quatre mains pour écrire une autre histoire, Le livre de la Guerre de Cent ans, un prétexte à peine masqué pour continuer de parler de la leur. Le site Gus Bofa revient sur leur amitié avec de nombreux détails.
Que dire de ces hommes qui revinrent d'une guerre meurtris, comme le mot le dit : moins vivants, mutilés de l'intérieur et le sachant. C'est une opinion qui m'est personnelle de penser qu'on oublie cette donnée morbide, quand on reproche plus ou moins à Gus Bofa ou Pierre Mac Orlan leur manque d'idéalisme, peut-être, ou leur causticité un peu méprisante, parfois aux limites de l'indifférence pour le sort de l'humanité. Il me semble qu'ils avaient surtout perdu la faculté de s'intéresser au sort commun, de s'engager pour lui. Mais ils détestaient la guerre, son inutilité et les souffrances inhumaines qu'elle infligeait, je crois qu'ils réservaient à l'individu, celui qu'ils croisaient, qu'ils étaient eux-mêmes, leur attention, parfois leur affection et leur compassion, parfois leur verve et leur ironie.
En aparté : on dirait que février est le mois de Bofa. À l'ADANAP, nous en avons parlé chaque année en tout cas. Bien sûr, ce ne sera que la troisième fois, le blog est encore jeune, et puis Gus Bofa n'est pas cité seulement ce mois en particulier. Tout de même, le cycle se dessine...
Pour continuer sur l'Amicale, n'hésitez pas à consulter les passionnants articles précédemment offerts par mon ami Fabrice Mundzik, globe-trotter infatigable des nids à poussière :
En février 2015
Gus Bofa - De la fantaisie envisagée comme formule énergétique (1925)
En février 2014
Gaston Paris - Les Maîtres du dessin chez eux : Gus Bofa (1932)
Et puis aussi fin janvier 2014
G. de Pawlowski - L'Artilleur du métro (1917), illustré par Gus Bofa
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