Je Sais Tout interviewe Edison
Un article de Victor Forbin dans le n° 5 en juin 1905, reproduction intégrale.
Dans la chronique que j’ai rédigé suite à ma lecture du Passé à vapeur, une anthologie proto-steampunk réunie par Philippe Éthuin, j’avais signalé ma surprise de découvrir des récits écrits par des Français d’un genre que je croyais essentiellement étasunien : l’Edisonade. Cette presque mode provoquée par l’admiration stupéfaite de ses compatriotes devant le génie de l’inventeur donna lieu à de nombreux récits dont Edison devint le super héros, un savant fou voué au bien de l’humanité. Dans ces histoires, Edison accomplit des prodiges plus grands encore sous son nom ou plutôt légèrement masqué par d’autres qui le rappellent. En France, elles existent donc aussi mais, comme le fait remarquer dans une introduction Philippe Éthuin, leurs auteurs ont une irrévérencieuse attitude qui les entraînent à se moquer du génial miraculé de la science. J’avais noté trois nouvelles dans Passé à vapeur, directement inspirées à la source, d’Ernest d’Hervilly (1883), de Pimpinelli (1901) et de Gaston de Pawlowski (1909) mais je n’avais pas établi le rapport avec une quatrième, très appréciée, écrite par Louis Mullem en 1890, L’Express-Times. En découvrant hier l’article qui suit dans le numéro 5 de la revue de Pierre Lafitte, Je Sais Tout, parue en juin 1905, non seulement un détail biographique d’Edison, débutant sa carrière comme éditeur d’un journal ferroviaire à quatorze ans (!!!), permet de relier L’Express-Times aux édisonades, mais aussi de comprendre la vénération que lui portèrent beaucoup de ses contemporains. N’a-t-on pas suivi avec passion ses inventions, et parfois exploité celles auxquelles il avait renoncé, par exemple cette machine à voter qui fera l’objet d’articles tout à fait sérieux dans les journaux, on peut découvrir deux d’entre eux, présentés sur notre blog par Fabrice Mundzik, s'interrogeant sur l'une de ces machines : le Pséphographe. Pour le public et pour les inventeurs « dans le garage », Edison fut l’emblème de la science comme on l’espérait depuis le 19e siècle, une force bienfaisante qui améliorerait et adoucirait la vie plutôt difficile pour ces hommes de l’ère industrielle naissante. Même si Albert Robida avait déjà prévenu de l’utilisation favorite qu’il en serait faite dans ses guerres du futur, même si les ouvriers plus nombreux chaque jour demandaient justice pour leur travail plus écrasant quand la mécanisation au lieu d’alléger leur peine la multipliait, la science demeurait une héroïne qui sauverait le monde et l’emporterait sur les planètes avoisinantes ou sur la Lune. Pour se faire peur, des savants démoniaques voyaient bien le jour dans les histoires, toutefois, ils perdaient face à meilleur qu’eux. Les deux Guerres mondiales se chargèrent de doucher les enthousiasmes.
Dans cette veine, Je Sais tout, Magazine encyclopédique illustré, né au début de cette année-là, 1905, se veut une revue moderne qui mettra au courant son public des grands événements culturels mondiaux : « Chaque numéro de Je sais tout est divisé en neuf grandes rubriques qui embrassent l’ensemble des connaissances humaines et des événements universels. » Et effectivement, des journalistes sont invités à fournir des articles illustrés de photographies de préférences, de dessins quand c’est impossible d’avoir la « réalité » presque vraie. L’un des premiers (nous sommes au numéro cinq) fut donc Victor Forbin. Un mot sur ce polygraphe de la sorte qu’on pourrait appeler aventurière. Il aurait sillonné le monde entier, engrangeant souvenirs, enquêtes, rencontres qu’il utilisera pour écrire des articles de sociétés, des vulgarisations scientifiques ou des romans. Touche-à-tout, son éclectisme l’autorisera à disserter sur un nombre incroyable de sujets, depuis les mœurs des Esquimaux en Alaska jusqu’à la vie préhistorique naissant sur le sol de notre douce et brillante France en passant pas quelques récits de catastrophes futures, Jean-Luc Boutel a publié, il y a quelques années, l’un d’entre eux, une nouvelle parue en 1902, Le déluge de feu que je vous invite à lire sur la page du Chasseur de Chimères. Il faut pourtant noter que l’érudition acquise par Victor Forbin sur le terrain et ses fréquentations des personnalités du globe ne lui offrirent pas un esprit aussi ouvert et curieux qu’on pourrait l’imaginer ; dans son cas, j’irais même jusqu’à penser qu’il faisait partie de ces esprits désireux d’arpenter chaque pouce de la Terre pour en rapporter la preuve de ses préjugés occidentaux, et l’assurance que parmi eux, la France et ses occupants resteraient à jamais de l’essence la plus supérieure. Le prologue de son roman préhistorique, Les fiancées du soleil (1923), situé en Dordogne, réussit à cerner plus ou moins le personnage et les opinions qu’il véhiculait en toute « bonne foi » scientifique, et confirme son mépris pour les Inuits, développé dans Les Justiciers du Pôle que j'avais lu il y a plusieurs années, un recueil de souvenirs de voyage en compagnie des gendarmes chargés d’affaires criminelles en Alaska.
Prologue au roman Les Fiancées du Soleil, éditions Lemerre, 1923
EN GUISE DE PROLOGUE
La France est le Berceau de l’Art : c’est dans nos cavernes de la Dordogne que les archéologues ont découvert les plus vieilles fresques et les plus vieilles sculptures.
La race qui élabora ces chefs-d’œuvre est désormais identifiée, grâce à ses squelettes fossiles ; on la désigne du nom de Cro-Magnon. Comment trouva-t-elle le temps de créer l’Art, au milieu du rude combat qu’elle dut livrer aux animaux monstrueux qui hantaient alors notre pays, et aux races, plus simiesques qu’humaines, qui l’avaient précédée dans l’Occident de l’Europe ? L’arc, qu’elle inventa, fut probablement pour elle l’arme de la Victoire.
Il est impie, anti-scientifique, absurde, de supposer, comme on l’a fait, que ces Français de l’Âge de la Pierre Taillée étaient des brutes, adonnées au cannibalisme, dépourvues du don de la parole. Les travaux de l’abbé Henri Breuil, de Marcellin Boule, d’Henri Fairfield Osborn, et d’autres savants, prouvent que ces lointains ancêtres avaient déjà terminé leur évolution anatomique quand les migrations les fixèrent dans nos vallées.
Et comment pourrait-on refuser pareil don à des artistes qui savaient buriner sur les parois de leurs cavernes ou sur les morceaux d’ardoise, et avec un exactitude merveilleuse, la silhouette des animaux, ou même représenter, en de curieux essais de perspective, des troupeaux de rennes, de chevaux ou de mammouths ? Ces dessins furent exécutés de mémoire : preuve que ces hommes savaient, réfléchir et méditer.
Leur attribuer des habitudes cannibales est un propos imbécile : l’homme ne devient anthropophage que par manque de viande, et le gibier pullulait dans leur pays. En outre, ils avaient inventé l’harpon (sic) barbelé, et capturaient facilement le poisson, comme on le voit sur certaines de leurs gravures.
Cette race supérieure fut en contact avec des races très primitives, dont l’évolution avait été arrêtée par la dernière Période Glaciaire. Ces races, désignées sous différents noms (Néanderthal, etc.), nous sont connues par leurs ossements fossiles et leurs armes de pierre, et jamais on ne vit contrastes aussi frappants entre races fixés dans le même pays, si 1’on compare les splendides formes du Cro-Magnon à ces nains presque simiesques qu’il finit par exterminer.
Ces êtres aux mandibules resserrées et aux dents massives, qui ne laissaient pas de jeu à la langue, ne pouvaient exprimer leurs idées, ou plutôt leurs besoins, qu’à l’aide d’un langage rudimentaire. Mauvais coureurs (comme le prouve leur anatomie), insuffisamment armés, cantonnés dans les régions arides où les nouveaux venus les avaient repoussés, ils manquaient souvent de viande, et l’on peut en conclure qu’ils recouraient, volontiers au cannibalisme.
Les plus abjects parmi ces sauvages disparurent de notre territoire par voie d’extermination. D’autres, mieux évolués, émigrèrent vers les régions polaires: les Esquimaux sont leurs descendants.
J’ai dédié ce récit à l’un des plus illustres d’entre les savants du monde entier: à mon maître et ami Henri Fairfield Osborn, président de l’American Museum et de la New York Zoological Society.
« Le déluge de glace » parution dans le « Journal des voyages » N° 268. Dimanche 19 Janvier 1902. Illustré par Louis Tinayre
Les curieux pourront lire quelques mots du premier chapitre et une présentation en anglais de l’auteur et de son roman, Les Fiancées du soleil, sur une page qui lui est consacrée ici, ou consulter celles mises en ligne sur le site Gloubik Sciences.
Cette mise au point, en forme d’avertissement sévère mais juste, faite à propos de l’auteur de l’article, vous pourrez lire si l’envie vous en dit encore un portrait vivant du prodigieux Thomas Alva Edison, l’inventeur aux mille et un brevets et peut-être bien le roi du contentieux, deux activités qui semblent bien avoir singulièrement impressionné le journaliste.
THOMAS EDISON DANS SON CABINET DE TRAVAIL Parmi les salles d’expériences sans nombre, véritable ville industrielle, qui constituent le “laboratoire” d’Edison, l’illustre savant s’est fait aménager une bibliothèque de plus de 60.000 volumes et il collectionne toutes les publications scientifiques du monde entier.
Je sais tout interviewe Edison
Un rédacteur de Je sais tout prend à Edison l’interview la plus complète qui ait jamais été publiée sur l’illustre inventeur du phonographe, de la lampe à incandescence, du télégraphe duplex, etc., etc. — Edison raconte à notre collaborateur ses débuts comme directeur, rédacteur et imprimeur d’un modeste journal.
Décrivant un Américain, M. Jean Lorrain disait récemment : « Son visage est très jeune, il n’a pas une ride, les modelés n’en ont pas bougé, les traits sont fermes, accusés et d’une netteté que je lui envie. C’est une médaille sans bavures; chez lui, ni bajoues, ni engoncements, aucune des tares de nos quarantaines de Latins avachis. » Ces lignes s’appliquent merveilleusement à l’illustre inventeur Edison; elles résument l’impression que l’on éprouve, que j’ai éprouvée moi-même, quand on se trouve pour la première fois en face de cet homme de génie.
Durant mon séjour à Orange (New Jersey), Je sais tout me chargea d’interviewer Edison. Et me voilà, le cœur me battant un peu, en route pour le laboratoire d’où sortirent tant d’inventions féeriques. Un tel homme a le droit de se montrer peu accueillant ; on frémit à la pensée de lui voler une parcelle d’un temps si précieux. Aussi ne me fis-je point précéder d’une demande d’audience, et le tramway électrique me déposa, assez angoissé, je l’avoue, devant l’Edison Laboratory, sans que le maître fût prévenu de mon arrivée. « Au petit bonheur! » telle doit être la devise des reporters. Le laboratoire est une véritable usine ; il comprend un groupe de constructions majestueuses élevées au centre d’une prairie verdoyante, hérissée d’arbres touffus. Le paysage est d’un pittoresque délicieux; cette nature luxuriante met, dirait-on, une coquetterie à entourer de toute sa grâce, de toute sa beauté, la science rivale.
L’édifice principal, qui compte trois étages, est long de plus de quatre-vingts mètres; il est flanqué de quatre constructions d’un seul étage, longues de 30 à 35 mètres : chaque année une nouvelle construction s’ajoute aux édifices déjà existants, et le laboratoire sera bientôt une petite ville.
LA SALLE DE PRÉCISION. C’est dans cette salle que l’on donne la dernière touche aux instruments et aux appareils, qui exigent d’être revus avec un soin minutieux et réglés avec une infinie précision.
La porte, qui était entrebâillée, poussée, je me trouvai dans une vaste salle, encombrée de fourneaux de toutes dimensions, de tables couvertes de vases aux formes extravagantes, de cornues, flacons, filtres, etc., un décor de savant pour le Châtelet.
Assis familièrement sur une table, Edison bavardait en riant aux éclats. Il était entouré de cinq ou six de ses lieutenants, ses boys (garçons) comme il les appelle, quel que soit leur âge !
Une chose me frappa tout d’abord : l’aspect juvénile des traits, bien que le corps, de taille moyenne, soit un peu alourdi par l’âge — Edison a cinquante-huit ans. — Le front est élevé, les yeux sont profondément enfoncés sous l’arcade sourcilière; cette physionomie si justement populaire dans le monde entier respire l’énergie; on y trouve les caractéristiques non seulement de l’intelligence la plus ardente, mais aussi de la volonté la plus intrépide décelée par la lueur étincelante des prunelles. Le nez est droit, d’un dessin pur; la bouche garde presque toujours un sourire tendre et gai. En raison de sa surdité, Edison tient constamment la main en cornet derrière l’oreille droite, ce qui a légèrement déformé cet organe.
LA SALLE DES RAYONS X On aperçoit sur la gauche la machine à rayons X qu’Edison expédia à Buffalo-City, lorsque le président Mac-Kintey tomba sous les balles d’un assassin.
Dès qu’il me vit, il sauta lestement en bas de la table, vint à ma rencontre et me tendit la main. Quand il apprit l’objet de ma visite, il sourit :
– Vous avez mon autorisation pleine et entière de venir ici quand vous voudrez recueillir les informations qui vous seront utiles et de photographier le laboratoire d’un bout à l’autre, dans tous les recoins. En attendant, venez...
Soudain, il se ravisa :
– Vous permettez ? Un moment ! Le temps de lire aux boys une histoire que l’on m’a racontée l’autre jour...
Il tira de sa poche une feuille couverte de caractères imprimés à la machine à écrire, et lut a ses aides un conte humoristique qui provoqua chez nous tous un accès de fou rire.
Un pareil accueil était encourageant. Rien ne saurait décrire la simplicité, l’affabilité naturelle d’Edison se préparant au supplice de l’interview dans l’étroit réduit qui touche la grande salle. Il n’y a là qu’une table et une chaise. L’inventeur y passe de longues journées à réfléchir, la tête dans ses mains. Jadis il s’y enfermait pendant des semaines entières.
Depuis peu, Mme Edison a obtenu de son mari qu’il revint chaque soir dans leur magnifique résidence de Llewelyn-Park, et elle lui a fait construire tout à côté un laboratoire.
– Voyons, me dit Edison, interrogez-moi.
Je posai une question brutale :
– Vos biographes content que vous fîtes vos débuts dans la vie comme homme d’équipe. Est-ce vrai ?
– Voici la vérité : j’étais colporteur de journaux à l’âge de quatorze ans, lorsque l’idée me vint d’imprimer un journal dans un des wagons de l’express qui faisait le service entre Port-Huron et Détroit. À cette époque le voyage était long dans l’intérieur des États-Unis et les passagers restaient plusieurs jours sans nouvelles.
Edison achète un matériel primitif et fonde un journal qui se rédige, s’imprime et se vend dans un train. Les débuts.
– Je réussis à acheter une vieille presse et des caractères démodés. J’obtins l’autorisation d’installer mon imprimerie dans un wagon-fumoir et le Weekly Herald fut bientôt lancé. À chaque arrêt du train je recueillais les nouvelles, composant, imprimant et vendant moi-même mes feuilles. Au bout de peu de temps, j’eus 400 abonnés. Une fortune !
Malheureusement pour moi, après d’aussi brillants débuts, j’éprouvai le besoin de tenter quelques expériences chimiques, un flacon de phosphore provoquait l’incendie du wagon et le Weekly Herald disparaissait. Il n’existe plus qu’un exemplaire de mes débuts; il est entre les mains de Mme Edison qui vous le prêtera si cela vous amuse de le photographier.
La lecture de ce journal est divertissante ; on y trouve ces deux notes savoureuses: « Dans quelques semaines chaque abonné aura son nom imprimé sur le journal. » — « Nous agrandirons incessamment notre format. »
Edison réfléchit un moment, songeant sans doute à l’heureux temps passé, aux rudes combats de la jeunesse que devaient suivre des victoires si triomphales, et il poursuit, nous donnant ce détail inédit :
– Je fus ensuite ouvrier dans une usine qu’infestaient des bandes de cancrelats. Je me signalai à l’attention de mes patrons en inventant un piège où les insectes étaient tués par une décharge électrique. Ce fut ma première trouvaille.
– Évidemment ce doit être celle qui vous est la plus chère... quoi qu’elle ait fait moins sensation que le phonographe, par exemple. À ce sujet je vous serais reconnaissant de me donner un renseignement : on dit dans le public que vous détestez le phonographe.
– C’est faux. J’ai, au contraire, un grand plaisir à l’entendre. Assurément je hais les rengaines populaires, les chansons de café-concert, mais je ne me fatigue pas d’écouter au phonographe les symphonies de Beethoven, par exemple.
– Comment se fait-il que vous n’ayez jamais fait enregistrer votre voix dans le phonographe.Un « rouleau » pareil se vendrait au poids de l’or.
Edison secoua la tête, déclarant que le public se souciait fort peu d’entendre sa voix. Peut-être, plus tard, raconterait-il dans le phonographe comment il avait inventé cet appareil. Mais cela lui paraissait si enfantin !...
En attendant, il voulut bien me donner des explications sur cette invention, une des plus stupéfiantes qui aient jamais été conçues.
Ce fut le résultat du raisonnement basé sur une heureuse inspiration, sur cette part de hasard qui entre toujours pour quelque chose dans ces conceptions géniales. Edison s’occupait de perfectionner son télégraphe automatique à grande vitesse. Les expériences consistaient à faire passer rapidement sous une pointe d’acier des bandes métalliques portant en relief des lignes et des points. Il remarqua que le stylet, en vibrant au contact de ces lignes et points, produisait des sons particuliers, et nota ce fait sur son calepin, puis il n’y pensa plus, absorbé qu’il était par ses recherches relatives au téléphone.
C’est alors qu’intervint l’inspiration:
– Je songeai un jour qu’il y avait peut-être là le principe d’une machine parlante. Je me souvins d’anciennes expériences exécutées pour mon transmetteur télégraphique automatique, et je conclus que si l’on pouvait donner aux ondulations gravées sur la bande un arrangement convenable, on posséderait un diaphragme qui pourrait vibrer de façon à reproduire tous les sons désirés.
Il s’agissait maintenant de donner une forme à ces ondulations ou sillons. L’idée me vint qu’on pouvait les produire à l’aide des sons eux-mêmes ; le principe du phonographe était trouvé. Dès le 24 décembre 1877 j’adressai ma demande de brevet qui ne me fut accordée par le Patent Office de Washington que le 17 février 1878.
– Il est regrettable que votre premier phonographe et votre première lampe à incandescence ne figurent pas dans vos collections. Pourquoi avez-vous permis qu’ils fussent transportés dans un musée de Londres?
Edison hausse les épaules.
– Il y a quelques années, confesse-t-il, je reçus la visite d’un Anglais qui me supplia de lui donner ces deux choses... Je n’ai pas eu le courage de refuser !...
LA SALLE DU PHONOGRAPHE On voit au fond, sur la gauche, le réduit où s’enferme le grand inventeur et où personne d’autre que lui n’a le droit de pénétrer.
– Combien de temps pouvez-vous passer sur une invention sans vous reposer ?
– J’ai passé jusqu’à cinq jours et cinq nuits sans dormir et en prenant presque tous mes repas sans m’asseoir. L’épreuve fut moins pénible que je ne l’eusse supposé. J’avais fini par m’habituer au manque de sommeil et j’aurais pu parfaitement tenir deux jours de plus.
Dans ce laboratoire, il y a des hommes qui travaillent avec moi durant trois, quatre jours et autant de nuits sans prendre un instant de repos ; c’est une condition indispensable au succès d’un inventeur : il faut qu’il possède une énergie physique et morale à toute épreuve.
– Quelle est celle de vos inventions dont vous êtes le plus fier ?
– La lampe à incandescence.
– Quels sont vos passe-temps favoris ?
– La chimie et les expériences. En outre, j’aime à conduire un cheval et je commence seulement à goûter les joies de l’automobilisme.
Cette conversation terminée, je visitai en détail le laboratoire. Tout d’abord on est introduit dans une magnifique salle carrée de 33 mètres de côté sur une hauteur de plus de 13 mètres. Le long des murs courent deux galeries spacieuses où est disposée une magnifique collection de minéraux et pierres précieuses achetée à Paris il y a quelques années. Plus de soixante mille volumes sont rangés sur les rayons, sans parler des revues et journaux scientifiques que l’inventeur collectionne soigneusement depuis quarante ans.
Une sorte d’alcôve a été ménagée dans un coin de cette vaste pièce, près du bureau d’Edison ; elle ne contient qu’une table et une chaise ; c’est là qu’il prend souvent ses repas, surtout son lunch, que Mme Edison lui expédie de sa maison d’habitation. Repas frugal disposé dans un modeste panier. Edison souffre de l’estomac et son médecin lui a prescrit un régime sévère.
Près de la bibliothèque se trouve le stock-room, pièce longue et étroite où sont emmagasinées toutes les matières destinées aux expériences. Le long des murailles s’échelonnent des milliers de petits tiroirs contenant les objets les plus disparates et portant les désignations les plus étranges : dents, os, coquilles de moules, macaroni !!
Une des parties les plus intéressantes est le Galvanometer Building, salle immense éclairée par douze grandes fenêtres. Il n’est pas entré une parcelle de fer dans la construction; partout ce métal a été remplacé par le cuivre ; le maître avait cherché à se soustraire à toute influence magnétique. Précaution inutile hélas ! L’édifice était à peine terminé qu’une compagnie construisait un tramway électrique qui passait sous les fenêtres !
Là, je vis une des premières inventions d’Edison : une machine à voter. Grâce à cet appareil ingénieux, les membres d’une assemblée délibérante peuvent faire connaître leur vote par oui ou par non en faisant osciller une aiguille vers la gauche ou vers la droite. Impossible de dire le lendemain qu’il y a eu erreur ! Un courant électrique décolore instantanément un papier empreint d’une composition chimique et enregistre le vote émis. Simultanément Le même courant indique sur un cadran le nombre de oui et de non à mesure qu’ils se produisent. Jamais cette invention n’a été utilisée.
Voici, à côté, les premiers modèles des grandes inventions d’Edison : les télégraphes duplex et quadruplex, le microphone, le mimeographe, etc., des pièces qui servirent à l’élaboration du premier phonographe : instruments acoustiques, modèles anatomiques de l’oreille, etc.
Dans une autre pièce, je remarque un énorme coffre-fort et un lit de camp sur lequel Edison s’étend parfois, l’après-midi, en fumant un cigare.
Nous voici dans la X-ray-room où l’on me montre la machine à rayons X qu’Edison expédia à Buffalo dès qu’il apprit l’assassinat de Mac-Kinley, afin qu’on pût déterminer la place de la balle.
Dans ces ateliers on fabrique les machines servant aux expériences. On y remarque la machine qui fabrique un phonographe en une seule opération. Ainsi il peut en partir cent par jour des mains d’un seul ouvrier.
Dans la chambre numéro 13 s’exécutent les expériences relatives au phonographe. On y voit des forêts d’embouchures, des milliers de cylindres...
– Nous ne nous lassons pas, me dit Edison, d’essayer de nouveaux cornets acoustiques, de nouveaux cylindres, de nouvelles embouchures. Nous ne nous arrêterons que lorsque nous croirons avoir atteint la perfection.
Durant sept mois de l’année dernière, il passa la plus grande partie de son temps dans un réduit obscur, poursuivant sans relâche ses expériences relatives au phonographe. Il me les a expliquées ainsi :
Edison espère arriver bientôt au phonographe idéal qui reproduirait exactement la voix humaine.
– Parmi les substances connues il n’en est pas une qui soit insensible aux vibrations du son. S’il était possible de trouver une substance absolument réfractaire à l’influence de ces vibrations et assez solide pour qu’on pût l’employer dans la construction mécanique, le problème serait résolu ; on obtiendrait un phonographe qui reproduirait d’une façon parfaite les ondes sonores de la voix humaine et des instruments.
J’arrive ensuite dans le département du contentieux, confié à l’un des meilleurs avocats américains, M. Frank Dyer. Celui-ci m’explique sa besogne :
– Je prends tous les brevets de M. Edison et j’en défends la propriété. C’est une tâche considérable : il a déjà demandé plus de onze cents brevets, on lui en a accordé sept cents.
Vous savez, en effet, qu’aux États-Unis comme en Allemagne il ne suffit pas de demander un brevet pour l’obtenir. Le brevet n’est accordé — ou refusé — qu’après une enquête minutieuse et fort longue. Il faut ajouter à ce chiffre deux mille brevets pris à l’étranger. Joignez à cela d’innombrables procès intentés aux contrefacteurs.
THOMAS EDISON AU TRAVAIL Après avoir réfléchi, seul pendant des heures, l’illustre savant commence ses expériences qui l’absorbent au point qu’il lui est arrivé parfois de le poursuivre assidûment pendant cinq jours et cinq nuits consécutives, en prenant à peine le temps de manger.
Parmi les brevets, j’en relève qui concernent la machine à écrire, l’enregistreur de votes, la plume électrique, la machine parlante, la machine à écrire des adresses, la façon de conserver les fruits, la fonte du fer, la fabrication du fil de fer, la locomotion électrique, la fabrication des vitres, les appareils à air comprimé, etc.
Un détail : Edison a pris successivement cent soixante-neuf brevets pour sa lampe à incandescence. Or, cet objet ne consiste qu’en une ampoule de verre et un fil de bambou carbonisé !
En outre, M. Dyer a une besogne supplémentaire motivée par les demandes d’ingénieurs et ouvriers attachés aux diverses compagnies qui dépendent de Thomas Edison.
LA SALLE DU CONTENTIEUX De nombreux employés, sous la direction d’un avocat, sont occupés à classer les pièces relatives aux multiples procès qu’Edison engage contre les contrefacteurs.
Entraînés par l’exemple, ceux-ci sont aussi des inventeurs. Leur cerveau travaille constamment à perfectionner par ces menus détails qui ont souvent tant d’importance les découvertes dont ils s’occupent et qui font l’objet de leur besogne quotidienne. Edison — sa gloire le lui permet — n’est pas jaloux de ses collaborateurs, au contraire; il favorise leur initiative personnelle et applaudit à leurs efforts.
Un ouvrier, un ingénieur ont-ils trouvé quelque chose ? C’est le contentieux du Laboratoire qui s’occupe de prendre le brevet. Il y en a toujours plusieurs centaines en suspens.
À ces affaires viennent se joindre d’innombrables procès intentés dans tous les pays aux contrefacteurs.
Edison a pris déjà cent un brevets relatifs au phonographe et la série est loin d’être terminée. Les perfectionnements qu’il a apportés au télégraphe ont donné lieu à cent quarante-sept brevets. Que l’on songe aux tâtonnements, aux nuits d’insomnie et de travail fiévreux qui ont précédé chacun de ces brevets, et il sera impossible de ne pas être frappé d’admiration et de respect devant cet homme prodigieux !
LA SALLE DES AUDITIONS PHONOGRAPHIQUES Edison poursuit le perfectionnement de son phonographe. Il fait exécuter des morceaux de musique par un orchestre complet afin de surveiller de quelle façon le phonographe reproduira les morceaux.
Edison ne recherche pas les hommages. Il accueille avec son bon rire si franc, si clair, les demandes saugrenues des gens qui collectionnent les vieux crayons ou les plumes hors d’usage des grands hommes. Tout ce qui est à côté de la science et de ses travaux ne l’intéresse guère. S’il se reporte à ses inventions premières c’est pour tenter de les amener à ce degré de perfection définitive si difficile à obtenir.
Étant donné sa vigueur d’esprit, on peut s’attendre quelque jour à une nouvelle découverte sensationnelle qui apportera à l’humanité un peu plus de bien-être ou un plaisir inédit.
Mais rien ne sera lancé au hasard. Avec cet esprit méthodique et lumineux, pas d’échec à craindre, aucune de ces découvertes avortées qui apportent une espérance bientôt détruite. Que de fois il se vit sur le chemin d’une invention grandiose que l’avenir ne devait pas réaliser ! Nul n’en sut jamais rien et l’idée ne dépassa pas l’obscur réduit où le grand Thomas Alva Edison rêve, réfléchit, calcule, coordonne ses pensées, loin du bruit du monde et de toute agitation vaine. Bientôt il compte venir faire un voyage à Paris et nous pourrons contempler de près les traits de cet homme illustre et bienfaisant.
EDISON JOURNALISTE L’unique exemplaire qu’on ait gardé du journal fondé par Edison à l’âge de quatorze ans.
On ne saurait mieux terminer cet article que par la déclaration que me fit Edison concernant la différence qu’il faut faire entre la découverte et l’invention.
Une découverte, d’après lui, c’est une « gratture d’ongle » (sic); il n’y attache aucune importance. Au contraire l’invention procède d’une suite de travaux méthodiques raisonnés, aidés par la faculté inventive qu’Edison possède lui-même à un si haut degré.
La chance, le hasard, font naître la découverte ; le labeur seul, opiniâtre, acharné, fait éclore l’invention, permettant de tirer un résultat pratique de l’observation d’un phénomène naturel.
Cette distinction est piquante, émanant du roi des inventeurs, de cet Américain prodigieux qui poussa si haut le génie de sa race que cet homme paisible et doux, à la bouche souriante, aux yeux aigus, au masque de bonté et d’énergie, est un poète en action dont chaque œuvre marque un bienfait pour l’humanité, une étape nouvelle dans la voie éblouissante du Progrès.
Victor Forbin.
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