« La Crue bienfaisante », texte et illustrations d'André Hellé, fut publié dans La Vie parisienne du 6 décembre 1913.
La Crue bienfaisante
La Seine montait toujours !...
L'eau, après avoir envahi les berges, les quais et les rues, atteignait maintenant les premières branches des grands arbres qui bordaient le fleuve et allait bientôt, après avoir noyé les troncs, les submerger à leur tour : les becs de gaz ouvraient tout grand leur gros œil jaune dilaté par la terreur et voyaient, à quelques centimètres au-dessous d'eux, un autre gros œil jaune qui les regardait fixement, se rapprochait et semblait les avertir que leur fin était proche.
La ville était triste.
André Hellé - La Crue bienfaisante (1913)
Or, les flots battaient alors la base du Palais-Bourbon. Et, chose étrange, chose merveilleuse, alors que les autres édifices parisiens restaient fixés au sol, la Chambre des Députés oscilla doucement sur sa base, s'arracha de ses fondations et suivit le mouvement ascensionnel de l'inondation. La Chambre des Députés flottait : sur les marches et devant le péristyle, le président, les huissiers, les gauchers, les droitiers, les radicaux et les socialistes fumaient de gros cigares et contemplaient l'agonie de la cité.
La nouvelle arche s'en fut au gré des vents et des courants.
Et la ville inondée, héroïque comme aux plus mauvais jours de son histoire, voulut vivre quand même.
André Hellé - La Crue bienfaisante (1913)
Les hommes et les femmes s'en allèrent au fond des eaux, vêtus en scaphandriers : les casques des dames furent ornés de jolies garnitures de crevettes roses et de corail vivant : les taxis autos se transformèrent en taxis sous-marins : les restaurants débitèrent à bas prix des poissons, des coquillages et des algues en salade les gens du monde donnèrent des bals de tritons et des concerts de sirènes : les boulevards et les squares furent plantés de goémon et les rétrogrades (car il y en avait encore) qui ne voulurent pas se servir des taxis sous-marins, attelèrent à leur coupé ou à leur victoria un hippocampe ou cheval de mer.
Comme il n'y avait plus de députés, il n'y eut plus de politique, il n'y eut plus de discussions acrimonieuses, de budgets mal équilibrés, d'impôts écrasants, de lourdes menaces de guerre ; comme il n'y avait plus de ministres, il n'y eut plus de banquets indigestes et coûteux, plus de statues, plus d'écoles, plus de ponts, personne ne se souciant alors de présider des cérémonies d'inauguration ; comme il n'y avait plus de candidats, il n'y eut plus de décorations, plus de palmes, plus de discours, plus de prospectus, plus d'affiches ; les journaux ne continrent plus des choses graves et sérieuses, mais rien que des gaudrioles.
Ce fut le bon temps.
André Hellé - La Crue bienfaisante (1913)
Et les Parisiens étaient heureux comme des poissons dans l'eau, tandis que là-bas, sur quelque mont Ararat, les députés se morfondaient en attendant la suite du déluge... Noé... la vigne... et les pots de vin.
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Hélas... je me réveillai au moment précis où ils commençaient à mourir de faim... Ce n'était qu'un beau rêve !...
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