« Allons-nous en », texte non signé, est paru dans 1914 illustré, revue hebdomadaire illustrée des actualités universelles, du 1er février 1918.
Allons-nous en
Je n'avais plus vu mon vénérable maître Cosinus depuis plusieurs années ; ce savant homme de bien vit très retiré ; tout occupé qu'il est au récit de ses aventures passées, il semble s'être isolé du présent ; mais c'est un grand cœur qui bat en sa poitrine ; nos malheurs l'émurent dès que la notion en arriva jusqu'à lui ; il est sorti de son indifférence de vieil original distrait et tout de suite il a appliqué sa vive intelligence et sa grande érudition à la solution de ce problème : nous soustraire à nos maux.
Il m'a mandé chez lui ; il m'a une affection véritable et dont je m'honore : je l'ai trouvé dans son vaste cabinet de travail, au milieu de ses livres, de ses dessins, de ses photographies, de ses instruments, ce merveilleux outillage que ses mains, maladroites pour tout le reste, travaillent avec une délicatesse d'artiste ; longuement il m'a entretenu et me voilà associé à ses projets et chargé de faire connaître au monde son programme, lui-même n'ayant plus, affirme-t-il, l'habitude de converser avec les sots et s'étant lassé d'éclairer l'ignorance.
La vie sur cette boule est impossible, m'a-t-il dit en appuyant son index sur un globe terrestre ; ce monde est devenu trop petit pour l'ambition de certains. Aux uns, l'Europe n'est pas assez étendue ; aux autres, il faut plus de deux Amériques ; et ceux-là qui n'ont encore que le vingtième de l'Asie se tentent d'avance à l'étroit dans le continent qu'ils convoitent et déjà jettent les yeux au-delà.
Que l'actuel conflit s'apaise ou non, le combat continuera entre ces rivaux acharnés ; au duel qui fait couler le sang succédera la rivalité qui le dessèche ; les nations s'entretuent par les armes ; demain elles s'appliqueront à se faire périr par le commerce ; elles sont aux prises, elles se déchirent : essoufflées, sanglantes, elles s'acharnent cependant l'une sur l'autre ; elles appréhendent de se lâcher plus encore qu'elles n'ont craint de s'étreindre : c'est qu'elles savent bien que la solution de leur âpre corps à corps est impossible et qu'elles n'arrêteront de s'égorger que pour essayer de s'affamer.
D'un pôle à l'autre désormais, la guerre est endémique ; ce qu'il reste à conquérir ne saurait apaiser l'appétit de ces énergumènes : les régions mystérieuses du Continent noir, les forêts ténébreuses de l'Amazone sont mises en coupe réglés ; les terres glacées du Groenland sont en exploitation et un pavillon se dresse au centre des déserts polaires ; l'humanité croit connaître son logis par cœur ; elle en est fatiguée ; elle le trouve vieux, crevassé ; mon fils, préparez-vous à changer de domicile.
La Lune est trop prêt et aussi trop petite, et trop pauvre. La Lune, fi ! La Lune ? Ce serait tout au plus un cabanon convenable pour ces fous ambitieux qui tentent de dévorer le monde, quelque Île du Diable où nous pourrons reléguer les traîtres de la Terre en attendant qu'être abandonnés sur celle-ci soit un châtiment suffisant aux yeux des heureux conquérants de la Terre Nouvelle. Mais Mars, là bas, ferait bien notre affaire.
Oh ! je n'y veux point transporter toute l'humanité et je me flatte que seuls les esprits avancés nous suivront : les querelleurs et les plaideurs demeureront ici, avec les benêts et les nigauds pour les regarder et les écouter ; c'est ce qu'il faut : Mars n'est pas assez grande pour recevoir dignement pareils convives ; allons-nous en vers elle en petit comité, nous serons mieux reçus.
Mars est le monde que nous pourrions faire de notre Terre en quelques dizaines de siècles, si nous ne l'abandonnions, nous, les savants, à la foule ignorante et ingrate ; Mars, c'est la Terre assagie par quelques millénaires de science et de sagesse, une sœur aînée de notre monde. Nous nous y acclimaterons facilement, car elle se trouve à peu près dans les conditions biologiques que nous connaissons ici ; son volume est approximativement celui de notre globe ; sa géographie même est presque analogue : les jours à peine plus longs : ses saisons très sensiblement comparables ; ses années sont de 687 jours terrestres il est vrai ; mais qu'est-ce que cela peut nous faire ? Nous y économiserons quelques cartes de visite.
A vrai dire aussi, il y fait un peu plus froid que sur notre Terre ; la température moyenne de ce globe est de 25 degrés, celle de Mars de 9 ; nous en serons quittes pour nous fixer à la Côte d'Azur de ce monde là ; d'ailleurs les Martiens doivent être arrivés à un haut degré de développement scientifique et industriel et il est probable qu'ils ont imaginé des moyens de chauffage considérablement supérieurs aux nôtres. Il m'étonnerais qu'ils n'eussent pas quelque procédé de chauffage central qui maintint leurs cités et leurs campagnes à une agréable et douce température et ils chauffent vraisemblablement leurs voies publiques pendant la mauvaise saison.
Je ne doute point que ces messieurs nous accueillent avec joie et nous traitent fort bien, ce sont, je le gage, gens très affables, notre politesse doit être à la leur ce que la civilité d'un citoyen du Manyemba est à la mienne.
Ne leur apporterons-nous pas, au surplus, un sang jeune et vif, pour les raviver. Et en échange, que de choses nous pourrons d'eux apprendre !
Tout d'un coup l'avenir terrestre se dévoilera à nos yeux, ainsi qu'aux leurs nous montrerons le passé de longtemps enfoui. Je prépare ma valise ; hâtons-nous.
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