À propos du Diplodocus
C'est un joli petit cadeau que viennent de nous faire les États-Unis, sous les espèces du moulage du diplodocus, un joli petit cadeau bien propre à entretenir l'amitié que nous portons depuis toujours à la grande république américaine.
Ce petit cadeau mesure 27 mètres de long sur 6 de haut, et c'est une des raisons qui s'opposent à ce qu'on l'installe dans le Salon Carré du Louvre. Par bonheur, le Muséum est là, et, précisément, le diplodocus représente, pour le Muséum, dont le budget est précaire, la plus souhaitable des « acquisitions » : celle qui ne coûte rien et pour laquelle les frais d'entretien seront nuls. Nul animal ne pouvait mieux convenir à notre ménagerie nationale : il est mort, il ne mangera plus...
Mais une politesse en vaut une autre, et nos savants se demandaient avec anxiété comment ils pourraient rendre à leurs collègues américains celle qu'ils viennent de recevoir d'eux. Quel présent équivalent pourraient-ils expédier de l'autre côté de l'Atlantique ?
En vain cherchait-on une solution satisfaisante, quand le décès du regretté M. B..., connu dans le monde entier sous le nom de « doyen des abonnés de l'Opéra », est venu suggérer à notre confrère Golo une idée aussi inattendue qu'ingénieuse, que nous lui chipons avec impudence. La voici :
En vérité, s'il est sur la terre un être, un seul, comparable à un lézard de vingt-sept mètres de long sur six mètres de haut, ce ne peut être qu'un doyen des abonnés de l'Opéra.
Le lézard gigantesque vivait dans les Montagnes Rocheuses, au milieu des cataclysmes dont la nature était coutumière en ce bon vieux temps, ce qui ne l'a pas empêché de parvenir intact jusqu'à nous. Mais avoir vécu pendant cinquante-cinq ans au milieu des torrents d'harmonie de notre Académie nationale de musique et de danse et parvenir intact jusqu'à l'âge de quatre-vingt-dix ans, n'est-ce pas plus étonnant encore ?...
Le diplodocus a vu sans doute l'époque quaternaire, l'époque ternaire, l'époque miocène et l'époque crétacée, sans parler de celle de l'âge de pierre, et il n'est pas moins resté lézard. M. B... a vu la République de Quarante-huit, le coup d'État, l'Empire, la guerre, le 4 septembre, l'Ordre moral, la République actuelle, et il n'en est pas moins reste abonné à l'opéra.
Le diplodocus a vu la période des grands froids succéder à celle des grandes chaleurs, il a vu le mammouth prendre la place du mégalosaure, et l'ours des cavernes détrôner l'ichtyosaure, il a continué d'avoir vingt-sept mètres de long sur six de haut. M. B... a vu Perrin succéder à je ne sais qui, Vaucorbeil succéder à Perrin, Halanzier à Vaucorbeil, Bertrand à Halanzier, Ritt et Gailhard à Bertrand, Gailhard seul à Ritt et Gailhard... il a vu Messager et Broussan détrôner Gailhard, et il a continué d'aller à l'Opéra.
Des savants ont calculé que le diplodocus, qui était herbivore, absorbait, pour se sustenter, quotidiennement, une tonne et demie de verdure et que, pour vivre cinq siècles, ce qui était la durée moyenne de son existence, il détruisait toute végétation sur un espace de quarante-cinq millions trente-cinq mille hectares et dix centiares. Mais on a calculé aussi que M. B... a entendu deux cent quarante-cinq fois Faust, cent onze fois les Huguenots, trente-deux fois la Favorite, soixante et onze fois Rigoletto, etc., etc ; qu'il a connu deux mille trois cent six ténors et quatre mille vingt-cinq sopranos, et qu'il a vu mourir onze mille héroïnes en chantant « Je t'aimooo ».
La Nouvelle Presse affirme, en outre, que, convaincus par son raisonnement, les savants français ont résolu de se procurer à tout prix un moulage du doyen des abonnés de l'Opéra et de l'envoyer au musée de Pittsbourg où, dès maintenant, la place d'honneur lui est réservée.
Il nous a été impossible d'obtenir confirmation de cette nouvelle.
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