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Amicale des Amateurs de Nids à Poussière

Amicale des Amateurs de Nids à Poussière

Le Blog de l'Amicale Des Amateurs de Nids À Poussière (A.D.A.N.A.P.) est un lieu de perdition dans lequel nous présentons revues, vieux papiers, journaux, ouvrages anciens ou récents, qui s'empilent un peu partout, avec un seul objectif : PARTAGER !

Publié le par Fabrice Mundzik
Publié dans : #Pierre Souvestre, #L'Auto, #Rêve, #Humour, #Automobile, #Guerre, #Synergie, #Bibliogs

« Vision étrange », de Pierre Souvestre, est paru dans L'Auto du 21 décembre 1910.

Vision étrange

Cette histoire est véridique et je prie les personnes sceptiques ou disposées à mettre en doute son authenticité de s'abstenir d'en prendre connaissance.

L'Auto, qui est un grand journal sérieux, n'insérerait point en première page les lignes qui vont suivre, si l'auteur, en les soumettant à la direction, n'avait apporté, à l'appui de ce qu'elles racontent, les justifications les plus absolues.

Je prie aussi les personnes d'intelligence médiocre et de mentalité limitée de renoncer d'ores et déjà à poursuivre cette lecture.

La non-observation de cette recommandation pourrait déterminer chez elles des troubles cérébraux dont le soussigné ne saurait, en aucun cas, assumer la responsabilité.

Par suite de circonstances trop longues et d'ailleurs superflues à rapporter, je me trouvai ces jours derniers dans une ville immense et populeuse qui affectait cette curieuse particularité d'être entièrement recouverte par une toiture imperméable et vitrée.

J'estimai tout d'abord que c'était là une innovation de la civilisation moderne fort opportune et véritablement rationnelle.

On comprendra tout l'intérêt de la chose en y réfléchissant cinq minutes au maximum :

La pluie est, de la sorte, hors d'état de nuire, d'abîmer les plumes des chapeaux de dames qui sont fort onéreuses comme chacun sait et perdues dès qu'il pleut — les dames sortant toujours de chez elles sans emporter de parapluie.

En outre l'absence de pluie a, pour conséquence immédiate, l'absence de boue ; de ce chef, les automobiles ne dérapent plus.

Certes, les fabricants de bandages ont imaginé depuis longtemps d'utiles antidérapants pour pneus ; mais les bandes pleines dérapent toujours ; or, un toit sur Paris serait un soulagement considérable pour la C.G.O., que préoccupe le dérapage des autobus au point que les ingénieurs de la Compagnie en perdent, assure-t-on, leur bonne humeur et leur sommeil !

La ville couverte a encore d'autres avantages, que chacun concevra selon la tournure de son esprit ; notre but n'est point de les énumérer.

Mais cette toiture n'était rien en comparaison de ce que je voyais autour de moi.

J'allais traverser la rue lorsque je fus arrêté soudain par le passage d'un régiment d'infanterie, qui défilait, baïonnette au canon.

C'est, là un spectacle qui toujours réjouit l'âme d'un bon Français, surtout lorsqu'il n'a plus qu'une période ou deux à accomplir.

Toutefois, ce régiment présentait cette particularité étrange d'être composé d'hommes si petits, mais là si petits qu'ils purent, non sans m'inspirer une profonde émotion, s'engager et disparaître tous sous le châssis d'une magnifique limousine automobile qui — heureusement à l'arrêt — attendait ses maîtres au carrefour d'une avenue.

Je me demandais quelle pouvait bien être cette armée lilliputienne lorsque j'aperçus une ravissante fillette de six ans à peine qui cherchait à pénétrer daim une coquette villa — la demeure sans doute de ses chers parents. La gentille enfant n'y pouvait réussir pour cette bonne raison que le faîte de la maison atteignait à peine la hauteur de son épaule.

Et cette nouvelle vision fut encore pour moi l'objet d'une longue méditation.

Tout d'un coup un sifflement rauque retentit. C'était le chemin de fer de ceinture qui me passait devant les yeux.

Il allait fort vite, bouclant sa boucle en l'espace de trente secondes.

Le tour de Paris comportant par la ligne circulaire une distance d'environ 32 kilomètres, cette allure était vertigineuse et un cataclysme devait se produire.

Il se produisit.

Une chèvre, aux cornes dorées, s'étant imprudemment aventurée sur la voie, le train buta contre elle et dérailla de la façon la plus abominable.

Or, cette chèvre avait une peau si coriace, que, tandis que les wagons se brisaient, la bête n'éprouvait pas même une égratignure.

Une bande de clowns, reliés les uns aux autres par des ficelles, survinrent alors et par leurs facéties acrobatiques et leurs exercices de dislocation, ramenèrent un peu de gaîté parmi les témoins de cet effroyable désastre.

Néanmoins, douloureusement impressionné par ce spectacle, je détournai la tête et un panorama plus reposant s'offrit à ma vue.

C'était un joli village au milieu des champs. Dans la prairie, paissaient des animaux domestiques, cependant qu'un coq, plus grand que l'église, picorait sur le haut du clocher.

Un château élevait dans le lointain ses tours crénelées à côté d'un fourneau de cuisine abandonné en plein air.

Mais, subitement, quelque chose tomba du ciel d'un lit gigantesque que je n'avais point aperçu et recouvrit complètement fourneau, château et village !

C'était simplement un képi !

Un képi de colonel autant que j'en pus en juger au nombre des galons.

Hélas, à ce moment précis survint un tramway à traction mécanique qui culbuta sur la visière.

Nombre de voyageurs se rompirent les reins en tombant de l'impériale et je m'aperçus avec stupeur que, jusqu'alors, ces malheureux étaient immobilisés sur les banquettes par de longues pointes acérées qui leur pénétraient dans le corps.

Et je m'étonnai que cette odieuse coutume du « pal » fut encore en vigueur dans une nation assez civilisée pour pratiquer le système des transports en commun !

On ramassa les cadavres — comme à la pelle — avec une espèce de carte postale illustrée et cette horrible bouillie fut jetée sans ménagements dans un puits métallique que je reconnus être — après un examen approfondi — tout simplement la cheminée d'une phénoménale lanterne magique !

Les événements s'étaient multipliés autour de moi avec une telle précipitation depuis mon arrivée dans la ville couverte que, me contentant de les enregistrer à la manière d'un cinéma, je n'avais pu épiloguer sur leur extraordinaire origine, ni sur leurs inimaginables conséquences.

Je profitai, enfin, d'un instant de répit pour réfléchir.

Ce qui m'avait frappé surtout — ce n'étaient point les drames car le philosophe est insensible — mais bien la disproportion étrange des choses et des gens.

Un fusil avait la dimension de la Tour Eiffel comparé à une voiture !

Une bande d'ours blancs atteignait à peine la hauteur d'un chandelier et l'on aurait pu, sur la semelle d'un patin à roulettes, faire évoluer une troupe de cavaliers.

Étais-je donc subitement victime d'une affreuse infirmité visuelle qui, bouleversant mes concepts sur les proportions détruisait en moi désormais toute harmonie ?

Allais-je devenir fou ?

Et j'hésitais entre le choix d'un médecin aliéniste ou d'un professeur des Quinze-Vingts, lorsqu'un jeune homme, à figure avenante, m'aborda poliment et me dit :

— Monsieur désire ?...

Alors, seulement, je compris m'être égaré dans un grand magasin de nouveautés, au rayon des « jouets » qui feront le bonheur des enfants d'ici quelques jours, lorsque se lèvera l'aube du premier janvier !

Bibliogs / A.D.A.N.A.P. : Synergie !

Pierre Souvestre - Vision étrange (1910)

Pierre Souvestre - Vision étrange (1910)

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