« Les Anthropophages », signé Thomas Grimm, est paru dans Le Petit Journal du 15 octobre 1894.
Pour en savoir plus sur « Thomas Grimm », de nombreuses informations inédites seront publiées dans la préface du premier tome des Chroniques scientifiques d'Émile Gautier (publié par les éditions Bibliogs).
L'anthropophagie ne vous apparaît-elle pas comme une monstruosité d'un autre âge ?
Ne vous semble-t-elle pas une invraisemblance en l'an 1894, à la fin de ce siècle de civilisation humaine et de merveilleux progrès ?
Eh bien ! en dépit de la vapeur, de l'électricité, des ballons, des explorations et de toutes les forces civilisatrices modernes, il existe encore à la surface de notre globe de vastes étendues peuplées d'hommes qui s'entre-dévorent et font de la chair humaine leur principal régal. Et cela, parfois, tout à côté, à la barbe de grands peuples civilisés.
Ainsi les journaux anglais ont signalé ces dernière jours plusieurs cas de cannibalisme qui se sont produits dans l'archipel de Yasava du groupe des îles Fidji, qui appartiennent depuis vingt ans à l'administration coloniale de l'Angleterre.
Des tribus, après avoir pillé et massacré des tribus voisines, ont ramassé les corps de leurs ennemis vaincus et les ont mangés. Le gouverneur Anglais, sir John Thurston, a dû mobiliser une milice australienne pour rétablir l'ordre et interrompre ces abominables festins.
Il faut savoir que le cannibalisme faisait autrefois partie de la religion, des Fidjiens. Les noms de certains de leurs dieux, tels que le « Dieu du massacre » et le « Dieu mangeur de cervelles humaines » indiquent assez le caractère effroyable des cérémonies célébrées en leur honneur.
La religion enseignait que toute bienveillance naturelle était une impiété, que les dieux aiment le sang et qu'il serait coupable, criminel, de ne pas le verser devant eux : après leur mort, les hommes innocents qui n'avaient jamais tué étaient jetés aux requins. Les enfants à sacrifier pour les festins étaient livrés à des enfants de leur âge, qui faisaient ainsi leur double apprentissage de bourreaux et de cuisiniers.
Les repas de la chair de l'homme ou du « grand porc », comme ils l'appelaient, étaient une cérémonie sainte à laquelle les femmes et les enfants ne pouvaient prendre part, et tandis que les hommes se servaient de leurs doigts pour prendre toute autre nourriture, ils n'avaient le droit de toucher la viande sacrée qu'au moyen de fourchettes en bois dur, conservées avec un respect religieux ; de même les fours dans lesquels on faisait cuire les cadavres ne devaient jamais servir à un autre usage.
Les mères fidjiennes frottaient la chair de l'ennemi mort sur les lèvres de leurs enfants. D'ailleurs manger un ennemi était lui rendre hommage ; on cuisait un adversaire méprisé, mais on ne le mangeait pas.
Le roi Thakimbau, qui plus tard devait se convertir et que les Anglais reconnurent pour roi légitime de tout l'archipel, se plaisait à désigner de sa massue celui qu'il lui conviendrait de manger à son repas du soir ; si un malheureux implorait grâce, il lui faisait arracher la langue et la dévorait crue, saignante.
Et à l'époque où l'Angleterre négocia pour faire accepter sa souveraineté, lorsque les missionnaires et les résidents anglais insistèrent auprès des chefs pour que le cannibalisme cessât d'être pratiqué, les soutiens des vieilles croyances défendirent énergiquement leurs anciennes « institutions », prétendant que c'est un devoir envers la société de maintenir la terreur dans les basses classes.
Ces conservateurs à outrance ont fini par céder ; aujourd'hui les Fidjiens sont nominalement chrétiens et à part quelques « revenez-y » isolés, comme celui des insulaires de Yasava, on peut dire que le cannibalisme a cessé depuis que l'archipel est entré dans l'empire colonial anglais.
Au physique, les Fidjiens se rapprochent beaucoup plus du type occidental que du type oriental. Ils sont grands, forts, cuivrés ou noirs de peau et sont pourvus d'une abondante toison qui tient le milieu entre le cheveu et la laine. Leur intelligence naturelle est très vive, on peut entretenir avec eux une conversation raisonnée et ils sont fort généreux.
Et ce qui paraîtra incroyable : leurs danses sont gracieuses, douces, poétiques, représentant de petits drames champêtres ou maritimes, les semailles, la récolte, la pêche, jusqu'aux luttes de la marée montante et des rochers.
En Australie, on rencontre des cannibales au Nord, au Sud et sur beaucoup d'autres points du continent. Les tribus y vivent sur un pied de guerre constant et recherchent toutes les occasions de s'entre-détruire, poussées en réalité par leur goût irrésistible pour la chair humaine.
Les voyageurs qui ont réussi à vivre parmi ces peuplades, ces dernières années, rapportent que les noirs ne font aucun mystère de leur odieuse passion. C'est même, aux heures du soir, le thème favori de leurs conversations. Pour l'indigène, rien ne vaut la chair de l'homme ; leurs yeux s'illuminent quand ils en parlent. C'est la cuisse qu'ils préfèrent dans le corps humain ; la tête ne se mange pas, ni les intestins ; mais ce qu'ils mettent au-dessus de tout, c'est la graisse dont sont enveloppés les reins, car outre que ce morceau, — le râble, — est supérieur par lui-même, c'est, à leur avis, s'inoculer une partie des forces du mort.
L'anthropophagie du nègre australien ne va pas jusqu'à manger des hommes de sa tribu. Cependant, on cite quelques exemples contraires et même des cas où des mères ont dévoré leurs propres nourrissons.
En 1884, dans le Queensland occidental (Australie), près de Thompson-River, une noire avait mis au monde un enfant mulâtre. Il était condamné à mort en naissant à cause de sa couleur.
Trois semaines après, en effet, un homme de la tribu empoigna le nouveau-né par la nuque et le tint en l'air jusqu'à étouffement complet. Ensuite on le fit rôtir sur des charbons ardents et les assistants, entre lesquels il fut partagé, le dévorèrent avec avidité. Plusieurs blancs de la station furent témoins de cet horrible repas.
La chair des blancs n'est pas estimée par les cannibales, du moins par ceux d'Australie. Il paraît qu'elle leur donne mal au cœur à cause de son arrière-goût salé.
Ils préfèrent beaucoup, à défaut de noirs, la chair des jaunes, sans doute parce que les Chinois, se nourrissant principalement de riz et de légumes, doivent avoir une chair plus insipide que l'Australien blanc dont l'alimentation consiste surtout en viande salée, thé et pain. Aussi à plusieurs reprises des « fils du Ciel » massacrés ont-ils servi aux indigènes à banqueter pendant plusieurs jours.
On se tromperait singulièrement, — s'il faut en croire ceux qui les ont vus de près, — si on se représentait les cannibales plus laids et plus effrayants que les autres sauvages. Assurément, ils mangent de l'homme comme nous du bœuf ou du mouton, mais à part ce vice révoltant, un anthropophage peut être fort doux et d'un commerce agréable.
Bien que l'anthropophagie diminue d'année en année et recule peu à peu devant la civilisation, il faudrait un volume pour énumérer toutes les peuplades chez lesquelles subsiste encore cette monstrueuse habitude. Les îles de Bornéo, de Java, de Sumatra, — de florissantes colonies hollandaises cependant, — renferment de nombreux cannibales.
Dans les îles de la Mélanésie, de la Micronésie, l'anthropophagie revêt des formes extrêmement variées. Chez certaines tribus, elle remplace le mode d'enterrement. Chaque famille fait rôtir ses morts et les mange ; dans d'autres c'est l'expiation d'un méfait commis. Le coupable, jugé par ses pareils, est condamné à être mangé.
Il y a des millions d'anthropophages dans le centre de l'Afrique, mais chose moins connue, un cannibalisme tout particulier règne en Birmanie.
D'après un lettré birman fort au courant de la question, il existe dans la région montagneuse située au Nord-Est du Birman une race d'hommes aussi sauvage que les cannibales d'Australie, qui se nourrissent du sang coagulé de leurs ennemis. Versé dans des bambous, le sang durcit peu à peu et ces bambous restent suspendus au plafond des huttes jusqu'à ce que l'occasion s'offre au chef de la tribu de régaler quelque invité. Alors, on brise le bambou et l'on se délecte à manger ces boudins de sang humain.
Suivant l'auteur, ces sauvages s'imaginent tenir captifs dans cette prison de bambous leurs ennemis et pensent anéantir leur force, annuler leur puissance.
L'apparition de l'anthropophagie sur la terre se perd dans la nuit des temps. L'historien Hérodote en parle 400 ans avant J.-C. : « Il n'est point d'hommes, dit-il, qui aient des mœurs plus sauvages que les anthropophages. Ils ne connaissent ni les lois ni la justice ; ils sont nomades. »
Bien des opinions ont été émises au sujet des causes premières du cannibalisme. Pour ne citer que celle de Toussenel : « Il est évident, dit-il, que l'anthropophagie est née d'une excessive fringale combinée avec l'habitude du régime de la viande. Il arriva que deux hordes de chasseurs se rencontrèrent à la poursuite du même animal, un jour que la proie était rare et que la faim mugissait dans leurs entrailles, et il y eut guerre entre elles. On se battit, on se tua et les cadavres des vaincus remplacèrent naturellement au foyer des vainqueurs les cadavres du gibier absent. Puis la fureur de la vengeance sanguinaire s'en mêla, l'ivresse de la victoire aussi ; le fait, consacré par la tradition, s'incrusta dans les mœurs, et l'on sait ce qu'il en coûte pour déraciner les mauvaises habitudes. »
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