"Bientôt : Au pôle sud le premier astroport de la terre" par Lucien Barnier in Pilote n°38 du 14 juillet 1960, deuxième année. Les illustrations sont de Jor Dom.
Engourdi depuis des millions d'années sous son énorme carapace de glaces éternelles, le continent antarctique va prochainement se réveiller plein d'exubérance aux premières heures de l'ère interplanétaire. Dans cet empire du froid se dressera l'unique astroport reliant la Terre aux autres escales cosmiques ; et cela parce que l'Antarctique jouit d'une situation toute privilégiée, qui n'a rien à voir avec ses conditions géographiques, ainsi qu'on pourrait le penser.
Je me rappelle que, lors d'une récente conférence sur l'Antarctique, un savant américain prédit un bel avenir à cette contrée déserte, qu'il rêvait de transformer en formidable entrepôt frigorifique, où l'humanité stockerait ses surplus de récoltes et de viandes. À écouter cet homme, je me surprenais à imaginer les convois de navires, les flottes d'avions-cargos faisant la navette entre les continents et ce réfrigérateur grand comme vingt-cinq fois la France. Pourtant, ce n'est pas comme réfrigérateur mondial que l'Antarctique va jouer sa partie ; on vient de lui trouver une qualité infiniment plus précieuse que son froid naturel.
Vous vous rappelez sans doute avoir lu que notre Terre est enveloppée de deux couches radioactives, qui font comme un double emballage. Ces ceintures de radiations, pour parler à la manière des savants, se trouvent aux altitudes successives de 2 500 et 12 000 Kilomètres. Grâce aux divers satellites artificiels et fusées cosmiques, on sait que la radioactivité y est aussi intense qu'à l'intérieur de nos piles atomiques. Les astronauticiens ont donc été brutalement amenés à réviser tous leurs plans de liaisons interplanétaires, car on n'avait pas du tout compté que les routes cosmiques comporteraient de tels risques d'accidents.
La première idée qui est venue aux spécialistes chargés de construire les vaisseaux cosmiques a été de blinder leurs véhicules de parois de protection anti-radiations, comme on le fait pour assurer la sécurité des hommes dans les centres nucléaires. J'ai vu plusieurs de ces projets de véhicules cosmiques bardés de plomb ou de béton, qui arrivaient aisément à exiger une carapace antiradiations de quinze tonnes pour un petit habitacle de deux mètres cinquante de diamètre. C'était là une solution qui coûtait très cher et obligeait à prévoir des fusées monstrueuses de mille tonnes.
Le professeur américain Fred Singer a imaginé une autre technique ; celle des satellites-balais, dont l'emploi ressemble à celle des avant-gardes qui percent des trouées dans la forêt vierge à coups de machettes. Fred Singer voulait creuser un tunnel provisoire dans ces couches radioactives. À l'avant de la fusée véhicule dans laquelle il embarquait les passagers, il déléguait un convoi précurseur de quatre ou cinq satellites qui attiraient les particules radioactives. En agissant de la sorte, on pouvait espérer qu'une tranchée relativement déblayée serait ouverte. Mais il fallait merveilleusement régler le ballet, car on disposait à peine de cinq minutes pour assurer le passage à travers la zone périlleuse.
Tout bien réfléchi, ce système semblait le plus facile à mettre au point, mais le prix d'un simple aller et retour Terre-Lune restait encore assez coquet. Qu'on imagine la gabegie que serait un voyage en chemin de fer Paris-Nice pour trois personnes, dans un seul wagon attelé à la plus puissante de nos locomotives, et qui de plus devrait être protégé par un convoi de quatre ou cinq machines haut-le-pied, afin de prévenir d'éventuels déraillements ! Cela prendrait l'allure d'une déplorable fantaisie de multimilliardaire.
DEUX CHEMINÉES NATURELLES DANS LE COSMOS
Mais l'astronautique vient sûrement de sortir de l'impasse, du fait que quatre savants soviétiques ont localisé deux puits naturels qui, à partir de la Terre, franchissent les redoutables ceintures. Les deux puits se trouvent à la verticale de chacun des deux pôles terrestres. Il est probable que le champ magnétique du globe soit pour quelque chose dans la création de ces tunnels providentiels (voir notre schéma). Quoi qu'il en soit, voilà nos cheminées par lesquelles des fusées habitées pourraient se hasarder à décoller de notre planète. En principe, les navettes interplanétaires pourraient emprunter n'importe laquelle des deux cheminées polaires.
Il serait même plus logique de tout centraliser au pôle Nord, pour la raison évidente que la plus grande partie des terres habitées se trouve dans l'hémisphère Nord. Hélas ! la géographie ne se soucie pas obligatoirement de la logique. Le pôle Nord est géographiquement situé dans... l'eau. J'en parle en connaissance de cause, car il y a trois ans j'ai voulu me faire photographier au pôle Nord, parmi une équipe de savants soviétiques ; mais j'ai dû aller poser à une quarantaine du Kilomètres du point prestigieux, là où il existait une île de glace flottante. (Cela ne m'empêche pas de dire quelque fois d'un air négligent : « Oh ! cette photo est sans importance... tout banalement une photo du pôle Nord. »)
Il est donc impensable d'installer la fantastique ville et les quais et les bases de lancement qui feront l'astroport de demain sur une île artificielle arrimée en plein océan Arctique. Vous voyez ce que cela signifierait : charrier des dizaines de milliers de tonnes d'acier, des pilotis géants qui reposeraient sur le fond de l'océan, tirer d'énormes câbles qui amèneraient l'électricité. Ce serait un chantier surhumain.
DES CITÉS DE MÉTAL, RUISSELANTES DE LUMIÈRE
Alors, il est préférable de regarder l'autre cheminée, celle du pôle Sud. Là au moins, on a un sol ferme sous les pas, même si ce sol est fait de trois ou cinq mille mètres de glace. On peut édifier de vastes constructions, hangars, hôtels, réserves de combustibles, centrales électriques, sur ce socle de glace très dure. Rien n'interdit non plus de poser des voies ferrées, de tailler des pistes pour avions lourds. Et, dans ce décor qui semble aujourd'hui figé par un froid implacable, une vie extra-ordinairement fébrile s'épanouira. On verra des cités de métal, ruisselantes de lumière. Le silence antarctique aura fait place au grandiose déferlement des gaz incandescents qui souligneront en traits de feu le départ des astronefs.
On viendra de Paris, de Londres, de Moscou et de Washington, pour gravir la passerelle de coupée d'une de ces fusées dressées sous le ciel antarctique. Et de cet « Orly » polaire, on ne se rappellera presque plus qu'il fut naguère une immensité de désolation, sur laquelle régnait le farouche blizzard. Nous vivons les derniers moments du redoutable désert antarctique.
"Bientôt : Au pôle sud le premier astroport de la terre" par Lucien Barnier in Pilote n°38 du 14 juillet 1960
"Bientôt : Au pôle sud le premier astroport de la terre" par Lucien Barnier in Pilote n°38 du 14 juillet 1960
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