"Les hommes de l'espace vieilliront-ils d'un an par demi-siècle ?" par Lucien Barnier in Pilote n°33 du 9 juin 1960, deuxième année. Les illustrations sont signées Jor Dom.
Einstein avait raison ; « le passager d'un véhicule cosmique vieillira moins vite que les gens restés sur la Terre. » Telle est la conclusion du physicien soviétique Podgoretski.
Avouons notre stupéfaction ! Comment admettre qu'une heure puisse avoir des durées différentes, selon que nous sommes à bord d'une fusée ou dans notre maison ? Bien sûr, Einstein et ses disciples nous disent : « Méfiez-vous ; dans notre univers, il y a des valeurs qui changent ; elles sont donc relatives. La vitesse est relative, l'espace est relatif, le temps est relatif. » Nous ne comprenons guère ce langage, parce que nous ne pouvons pas concevoir que deux et deux ne fassent plus quatre, ni qu'une heure de soixante minutes vaille seulement dix minutes pour un monsieur qui serait aux commandes d'un navire spatial. Et pourtant, sur notre Terre, il y a tout de même des phénomènes qui sont bien étonnants.
J'évoquais tout à l'heure la vitesse. Notre vitesse à nous, piétons, est d'environ cinq kilomètres à l'heure ; mais est-elle de cinq kilomètres à l'heure pour tous ceux qui nous regardent marcher ? Dans un train qui file à cent kilomètres à l'heure, nous nous dirigeons vers le wagon-restaurant à notre cadence normale de cinq kilomètres à l'heure. Mais le cantonnier, immobile au bord de la voie, a l'impression que notre visage aperçu à travers les fenêtres des wagons se déplace beaucoup plus vite. En fait, pour ce cantonnier, notre vitesse est de 100 + 5 = 105 kilomètres à l'heure.
Voilà donc une distinction qui est facile à comprendre : d'une part, notre vitesse par rapport au train lui-même (5 km-heure), d'autre part, notre vitesse par rapport au cantonnier (105 km-heure). Voilà pourquoi Einstein parlait de « vitesse relative ».
« Bien, me direz-vous, je comprends que la vitesse puisse être mesure de manière différente par votre cantonnier et par votre voyageur du train ; mais vous n'allez pas nous affirmer que les montres de ces deux personnages ne tournent pas à la même cadence ? »
LE TEMPS EST ÉLASTIQUE
Eh bien, au risque de vous scandaliser, Je vous affirme que le temps, pour le cantonnier, n'a pas la même valeur que pour le passager du train. J'ai le ferme désir de vous le prouver. Pour cela, je n'ai besoin que d'un avion ordinaire, de deux hommes, et d'un terrain de trois cents mètres de longueur. Mes deux hommes, je les appelle Jean et Paul. Jean pilote l'avion, un avion qui parcourt 100 mètres à la seconde, soit 360 kilomètres à l'heure. Sur cet avion, on installe un puissant klaxon. Tout est prêt ; regardez le dessin et écoutez-moi : Jean décolle, amorce un virage et va prendre sa ligne de vol au-dessus du terrain, qui a été divisé en trois tronçons de cent mètres chacun. Ah ! j'oubliais : admettez que la vitesse du son est, en chiffres ronds, de trois cents mètres par seconde.
Il est midi exactement. Jean est dans son avion. Il passe juste au-dessus de la balise on se trouve Paul. Coup de klaxon ; les deux hommes inscrivent : « Entendu klaxon à midi » A la balise B, Jean appuie sur le bouton du klaxon et note : « Midi une seconde », alors que Paul entend le klaxon à midi une seconde 1/3. Un léger décalage apparaît donc, à cause de la vitesse de propagation du son. A la balise 3, Jean note qu'il est midi deux secondes, mais son coup de klaxon ne parvient aux oreilles de Paul qu'à midi deux secondes 2/3. Enfin, en bout de terrain, à la balise 4, Jean note qu'il est midi trois secondes. Son dernier coup de klaxon n'est perçu par Paul qu'à midi quatre secondes. L'expérience a duré trois secondes pour Jean et quatre secondes pour Paul. Paul ne se laisse pas tromper ; toutefois, il a fait la preuve de cette fameuse « relativité du temps ».
DEUX ANS EN FUSÉE : UN SIÈCLE SUR TERRE
Si nous suivons Einstein, et nous y sommes bien obligés, nous concluons que, dans une fusée qui se déplace à une vitesse proche de celle de la lumière (299 940 kilomètres-seconde), un an du temps vécu à l'intérieur de la fusée correspondrait à cinquante ans du temps terrestre. Nous avons une énorme différence par rapport à notre expérience du klaxon ; mais c'est que les vitesses sont infiniment plus élevées. On peut donc imaginer la fantastique aventure d'un homme qui, au bout d'un an, revient d'une randonnée cosmique en fusée et retrouve son frère jumeau plus âgé que lui de cinquante ans.
Évidemment, il est possible que des éléments physiologiques accélèrent le vieillissement des artères et des cheveux du pilote de l'espace. Déjà, dans notre existence actuelle, on connaît la possibilité de bloquer le temps. Imaginez qu'un aviateur parti d'Orly vole à l'aplomb du parallèle de Paris à une vitesse de 1100 kilomètres à l'heure. Cet aviateur verra constamment le soleil dans la même position, à sa gauche. Il suivra, en quelque sorte, le soleil ; et pour lui, il sera en permanence midi. Pourtant, sur l'aéroport d'Orly, la nuit tombera peu à peu ; minuit sonnera et le soleil se lèvera de nouveau le lendemain matin. Lorsque notre aviateur reviendra se poser à Orly le lendemain, à midi, il n'aura nullement rencontré la nuit. Il aura bouclé son tour du globe, ayant toujours à sa gauche le soleil de midi. Qu'aura fait cet aviateur, sinon bloqué le temps à midi ? Il n'aura pas vu la nuit qui lui aurait valu comme à tout le monde un jour de plus dans son existence.
ALLEZ DONC VOIR LA GAULE !
Ainsi que vous le constatez, le fantastique est déjà parmi nous. Plus exactement, il s'annonce. C'est sans doute l'aventure astronautique qui nous offrira les plus sensationnelles raisons d'ébahissement, puisque, en quelque sorte, nous allons disposer de cette incroyable machine à explorer le temps qu'imagina le grand romancier Wells. Un homme sera donc capable de défier le vieillissement, de se lancer dans un voyage spatial, ne serait-ce que pour laisser vieillir la Terre à un rythme précipité.
Que de situations extraordinaires vont surgir ! L'observatoire du futur sera créé, d'où l'homme découvrira les secrets de l'avenir. Et ceux du passé, serait-il aussi aisé de les percer ? Hélas, non, car il faudrait alors dépasser la vitesse de la lumière, rattraper les images du passé. La « machine à remonter le temps » ne pourrait se concevoir que comme une sorte de super-super-télescope qui serait installé sur une planète distante de milliards de kilomètres. A 20 millions de milliards de kilomètres, notre télescope verrait la France sous les traits de la Gaule. Les images de cette époque se promènent encore dans l'espace sous la forme d'impulsions lumineuses qui se propagent à la vitesse de 300 000 kilomètres-seconde. Mais aucun Terrien ne surprendra jamais ces images ! Comme c'est dommage, n'est-ce pas ?
"Ce voyageur parcourt te train à la vitesse de 5 km/heure ; mais le cantonnier le voit se déplacer à 105 km/heure, car le train file à 100 km/heure. On peut donc évaluer de plusieurs manières un même mouvement."
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