"Comment naissent les personnages d'albums pour enfants", de R. Thoumazeau (probablement Raymond Thoumazeau), fut publié dans L'Intransigeant du 1er avril 1932.
Le texte est accompagné de trois illustrations signées J.-P. Pinchon (Bécassine), Alain Saint- Ogan (Le Pingouin Alfred) et Pol Rab (Ric et Rac).
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Alain Saint-Ogan "L'Anti-Boche" (1915)
Sans doute les contes de fées émerveillent encore les tout-petits. Mais cette passion aujourd'hui est de courte durée : bientôt l'aïeule se voit couper tous ses effets.
— Pourquoi avez-vous de si grandes dents !
— On connaît ça : c'est pour mieux te, croquer, mon enfant !
La grand'mère, suffoquée, manque d'avaler sa dernière dent.
Et voici rejetés pêle-mêle sous un fauteuil : le soulier de Cendrillon, les Bottes de sept lieues, la galette du Petit Chaperon rouge.
De nouveaux personnages les supplantent auxquels sont réservés les honneurs exclusifs du canapé et du dessus de lit.
Bien qu'ils soient jeunes, — le plus âgé n'a pas trente ans, — un nuage de mystère entoure encore leur naissance. Un secret dont nous avons entrepris de connaître aujourd'hui le fin mot des intéressés eux-mêmes qui, bien sûr, n'ont pas leur langue dans la poche.
— Alfred, vous prendrez bien quelque chose ?
— Oui, un grog.
Le pingouin remua le breuvage odorant avec le bout de son aileron, puis, tirant son beau gilet blanc d'un geste familier, il commença de « se raconter » complaisamment :
— Je suis né d'un coup de plume sur la banquise, je vous.jure que je ne m'y amusais pas.
« Aussi, pensez quelle joie lorsque je vois un beau jour arriver Zig et Puce.
« Les voilà qui courent vers moi, mais tout à coup ils s'arrêtent, un peu gênés. Parbleu, ils cachaient une casserole derrière leur dos.
« Je devais être fricassé tout simplement.
« Vous ne pouvez pas savoir ce qu'Alain Saint-Ogan a eu de remords.
« Chaque fois qu'il me rencontre, il pleure dans mon gilet. Je voudrais que vous l'entendiez.
—Alfred, pardonne-moi. Je ne te connaissais pas et puis il fallait bien que j'assure la subsistance de Zig et Puce, perdus au pôle. Comment faire ?
« Ils avaient faim, tu es venu. Par la pensée, je commençais de te plumer, et puis tu t'es mis à siffler la gigue, à danser, à gambader, à faire tout un numéro de cirque...
« Alors, je t'ai laissé,la vie sauve... jusqu'au lendemain.
« Mais le lendemain tu étais plus en forme, plus en verve que la veille, et... nous avons supprimé le gibier du menu.
« Déjà nous t'aimions si bien que le troisième jour tu étais de la famille.
« Tu es aujourd'hui l'ange gardien de Zig et Puce, le porte-bonheur de ton père qui, un instant, fut indigne de cette paternité.
« Tout cela est déjà loin... N'empêche que, sur le moment, vous savez, j'ai eu chaud.
C'était boulevard de Clichy, à l'heure où les humoristes vont boire l'apéritif sous prétexte de promener le chien.
Je profitai d'un instant où Pol Rab contemplait une affiche de Paul Colin pour échanger, à la dérobée, quelques mots avec Ric et Rac.
— D'abord une question : Ric, c'est bien le blanc, celui qui a l'air d'une brosse à meubles en cure-dents, et Rac c'est bien l'essuie-plume à roulettes ?
— Si cela ne vous fait rien, dites que Ric est un terrier à poil dur, qui descend du fameux champion Hello Emblen de la Concorde, et Rac un scottish terrier qui a également ses titres de noblesse.
« La fantaisie de l'existence nous fit porter les couleurs de Pol Rab, me dirent alors les deux inséparables.
« Un soir qu'il pâlissait sur sa planche à dessin, à la recherche d'une légende, las de nous amuser à dépiauter le col de sa pelisse, nous sautons sur son écritoire et nous le regardons se tenailler le cerveau.
« Nous avons échangé une réflexion, trois fois rien, un mot du coin des babines, à la Mark Twain. Immédiatement voilà le patron qui éclate de rire, prend son porte-plume, nous-dessine en cinq-sec « notre » légende, signe Pol Rab (quel toupet !) et se met à danser la matelote.
« Il paraît que le public a beaucoup ri du dessin, nous espérons que c'était de la légende et non pas de notre caricature.
« Ce doute nous met la puce à l'oreille, car Pol Rab n'a pas cessé, par la suite, de nous « styliser ». Il nous a coupé les pattes, cisaillé la queue, allongé le museau comme un cornet de poker dice. Notre disgrâce ne faisait que commencer. Nous étions le jouet de la mode, le jouet à la mode.
« Croyez-le si vous voulez, les marchands de chiens, par croisements, par recoupements, en laboratoire peut-être, je dirai presque à l'établi, sont arrivés à produire en série des Ric et Rac surbaissés, de plus en plus carrés.
« Ah ! conclut Ric après un profond soupir, si notre illustre aïeul, le grand Emblen de la Concorde, voyait ainsi standardiser sa race...
« De quel regard il foudroierait ses fils !
« Taisons-nous, monsieur, rien que d'y penser j'en ai le poil en rince-bouteille ! »
R. Thoumazeau.
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